Ce n’était pas une réponse, car il prononçait simplement à voix haute les pensées qui dérivaient dans le Vide.
— Je me souviens du moment où il a été surnommé le Renégat de l’Espoir… C’était après qu’il eut livré à l’ennemi les Portes d’Hevan et emmené le Ténébreux en bas, dans le Rorn M’doi et le cœur de Satelle. Ce jour-là, on aurait juré que l’espoir était mort. Culan Cuhan en a eu les larmes aux yeux… Qu’y a-t-il ?
Soudain décomposé, Asmodean ne put que secouer la tête.
Rand jeta un coup d’œil vers la tente et ne reconnut pas l’oratrice qui avait pris la place d’Amys.
— Elles m’attendent ? Dans ce cas, je devrais y aller.
— Tu ne serais pas le bienvenu en ce moment, dit Lan, se matérialisant soudain à côté d’Asmodean, qui en sursauta de surprise. Pas plus que n’importe quel autre homme.
Comme le Rejeté, Rand n’avait ni vu ni entendu le Champion. Il tourna la tête vers lui, ce qui lui coûta un gros effort, à croire que c’était le cou de quelqu’un d’autre.
— Elles tiennent une réunion avec les Matriarches des Miagoma, des Codarra, des Shiande et des Daryne.
— Les tribus viennent à moi…, dit Rand.
Après avoir attendu assez longtemps pour que cette bataille soit une boucherie. Dans les récits, les choses ne se passaient jamais comme ça.
— On dirait bien… Mais les quatre chefs ne te verront pas avant que les Matriarches aient réglé leurs affaires. Viens avec moi. Moiraine pourra t’en dire plus long sur le sujet.
Rand secoua la tête.
— C’est secondaire… Et les détails peuvent attendre. Si Han ne doit plus protéger nos arrières, j’ai besoin de lui. Sulin, envoie un messager ! Han…
— Rand, c’est terminé ! lança Lan. Tout est fini. Il ne reste plus que quelques Shaido au sud de la cité. Nous avons fait des milliers de prisonniers, et presque tous les autres sont en train de traverser la rivière Gaelin. Nous voulons te prévenir depuis une heure, mais personne ne savait où tu étais, parce que tu n’as pas cessé de bouger. Viens, Moiraine te dira tout.
— Terminé ? Nous avons gagné ?
— Tu as gagné. Totalement !
Rand regarda les blessés qu’on était en train de panser, ceux qui attendaient qu’on s’occupe d’eux et ceux qui s’éloignaient après avoir été soignés. D’autres guerriers, allongés sur le sol, ne bougeaient pratiquement pas. Moiraine passait toujours de malheureux en malheureux, s’arrêtant de temps en temps pour en guérir un. Ici, il n’y avait qu’une infime fraction des blessés, bien entendu. Des hommes qui étaient venus par leurs propres moyens, certains pour repartir ensuite et d’autres s’en révélant incapables. Quant aux morts, ils devaient être ailleurs.
Rien de plus triste qu’une bataille gagnée, à part une bataille perdue.
Rand aurait juré qu’il avait dit cette phrase, très longtemps auparavant. Ou l’avait-il lue quelque part ?
Mais beaucoup trop de vivants dépendaient de lui pour qu’il songe aux morts.
Combien de visages serais-je à même de reconnaître, comme celui de Jolien ? Même si le monde entier brûlait, jamais je n’oublierais celui d’Ilyena.
Troublé, Rand porta une main à sa tête. Ces pensées semblaient s’être empilées les unes sur les autres, chacune venant d’un endroit différent. Trop fatigué, il ne parvenait plus à réfléchir. Mais il fallait qu’il y arrive, qu’il produise des idées qui ne lui coulent pas entre les doigts comme du sable.
Il laissa aller la Source et le Vide… et eut un spasme au moment où le saidin, en se retirant de lui, faillit l’entraîner dans il ne savait quel gouffre. Puis la douleur et l’épuisement, jusque-là contenus par le Pouvoir, se déversèrent en lui.
Alors qu’il glissait de sa selle, il eut conscience que des visages se levaient sur lui. Des bouches remuèrent, puis des mains se tendirent pour le rattraper ou au moins amortir sa chute.
— Moiraine ! cria Lan, sa voix résonnant comme un son creux aux oreilles de Rand. Il saigne énormément !
Sulin prit entre ses mains la tête du Car’a’carn.
— Accroche-toi, Rand al’Thor ! Accroche-toi !
Asmodean ne dit rien, mais son visage livide suffisait. Rand sentit venir du Rejeté un filament de saidin. Puis il perdit connaissance.
45
Après la tempête
Assis sur un petit rocher, au pied du versant d’une colline, Mat fit la grimace tandis qu’il enfonçait sur son crâne son chapeau à larges bords. En partie, c’était pour se protéger du soleil du milieu de matinée, mais ce n’était pas la seule chose qu’il n’avait pas envie de voir, même si ses plaies et ses bosses la lui ramenaient sans cesse à l’esprit – en particulier la déchirure laissée sur sa tempe par une flèche, à l’endroit où son chapeau appuyait. Un onguent fourni par Daerid, qui le transportait dans ses sacoches de selle, avait enrayé l’hémorragie – celle-ci et d’autres – mais toutes les blessures continuaient à faire mal, certains élancements étant à peine supportables. Ce désagrément n’était pas près de cesser, car la journée s’annonçait étouffante. Alors qu’il était encore tôt, la sueur empoissait la chemise de Mat et ses sous-vêtements. Cette année, l’automne montrerait-il un jour le bout de son nez au Cairhien ?
Au moins, ce malaise permanent empêchait le jeune homme de s’appesantir sur son épuisement. De toute façon, même après une nuit blanche, il n’aurait pas pu s’endormir sur un matelas de plumes. Alors, sur des couvertures posées à même le sol… En plus, il n’avait aucune envie d’approcher de sa tente.
Bravo pour la manœuvre, mon gars ! Presque mort, suant comme un porc, incapable de trouver un endroit où t’allonger et même pas le courage de prendre une bonne cuite ! Par le sang et les fichues cendres !
Mat cessa de passer un index dans le trou qui béait sur le devant de sa veste. Un tout petit pouce d’écart, et cette lance lui aurait transpercé le cœur – bon sang ! l’Aiel qui l’avait visé savait ce qu’il faisait ! Mais à quoi bon penser à ça ? Eh bien, il était difficile de se concentrer sur autre chose, considérant ce qui se passait autour de lui.
Pour une fois, les Teariens et les Cairhieniens ne semblaient pas agacés de voir des tentes aielles dans toutes les directions. Il y avait même des guerriers dans le camp, et presque aussi miraculeusement, des Teariens qui se mêlaient aux Cairhieniens au milieu des feux de cuisson. Cela dit, on ne mangeait pas encore, car les chaudrons n’étaient pas encore suspendus sur les flammes, même si on avait déjà mis de la viande à griller, comme en témoignaient d’agréables odeurs.
En revanche, la plupart des hommes étaient ivres morts, la panse pleine de vin, d’eau-de-vie ou d’oosquai aiel. Une façon judicieuse de célébrer la victoire… Non loin de Mat, une dizaine de Défenseurs de la Pierre en bras de chemise dansaient tandis que les spectateurs massés autour d’eux tapaient dans leurs mains. Formant une seule ligne et se tenant par l’épaule, ces hommes en sueur bougeaient si vite les jambes qu’il semblait étonnant qu’aucun ne titube ou ne flanque des coups de pied à ses camarades. Plus loin, et pour un autre cercle d’admirateurs, le même nombre d’Aiels exécutaient une danse similaire à côté d’un poteau de dix pieds de haut planté dans le sol. C’était ce pieu, précisément, que le jeune flambeur ne tenait pas à voir.
Une danse, vraiment ? Un guerrier jouant de la cornemuse pour ses camarades, Mat supposait qu’il s’agissait bien de ça. Sautant le plus haut possible, les Aiels lançaient un pied vers le ciel, puis se réceptionnaient sur cette jambe-là et bondissaient de nouveau, les sauts s’enchaînant de plus en plus rapidement. Pour pimenter la chose, les danseurs s’offraient le luxe de faire la toupie à l’apogée de leurs bonds, certains osant même exécuter des sauts périlleux arrière ou avant.