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Un peu à l’écart, sept ou huit Teariens et Cairhieniens, assis sur le sol, massaient leurs membres douloureux – le prix à payer pour s’être essayés à ces acrobaties. Riant comme des fous, ils se passaient et se repassaient un cruchon qui ne devait certainement pas contenir de l’eau.

Un peu partout, des hommes dansaient et certains devaient même chanter, mais c’était difficile à dire avec un tel vacarme. En tournant simplement la tête, Mat recensa dix flûtistes, au moins deux fois plus de joueurs de larigot à six trous et un Cairhienien vêtu d’une veste en lambeaux qui s’échinait à souffler dans un instrument tenant à la fois du pipeau et du cor avec quelques étranges et inidentifiables dispositifs annexes. Quant aux tambours, ils étaient innombrables, la plupart étant des casseroles sur lesquelles de joyeux lurons tapaient avec une louche.

Pour résumer, le camp ressemblait à un mélange entre un asile d’aliénés et une salle de bal. Puisant dans des souvenirs qu’il savait ne pas être à lui, s’il se concentrait assez sur la question, Mat savait très bien ce qui se passait. Plus que la victoire, ces combattants célébraient le simple fait d’être encore en vie. Une fois de plus, ils avaient défié le Ténébreux et survécu assez longtemps pour s’en vanter. Presque morts la veille, peut-être réduits en bouillie le lendemain, ils avaient survécu à une nouvelle journée passée sur le fil du rasoir, et en se couvrant de gloire par-dessus le marché…

Mat, lui, n’était pas d’humeur à se réjouir. À quoi bon se féliciter d’être encore en ce monde quand on vivait en cage ?

Le jeune homme secoua la tête quand Daerid, Estean et un Aiel roux qu’il ne connaissait pas passèrent devant lui en titubant. Tenant leur nouvel ami par le bras, le Cairhienien et le Tearien essayaient de lui apprendre les paroles de Danser avec le Grand Faucheur.

Chantant toute la nuit, buvant dans la journée Nous dilapiderons nos soldes pour des filles Puis une fois ruinés, nous partirons danser Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.

Bien entendu, le guerrier ne mettait aucun enthousiasme à mémoriser la chanson – et il en serait ainsi tant que ses compagnons ne l’auraient pas convaincu que c’était un hymne martial digne de ce nom – mais il écoutait les deux hommes des terres mouillées, et il n’était pas le seul, car le trio, en traversant la foule, entraîna dans son sillage une bonne vingtaine d’ivrognes qui brandissaient des gobelets cabossés et des chopes de cuir enduites de goudron en beuglant à pleins poumons la guillerette mélodie.

À la bière et au vin j’adresse une pensée Ainsi qu’à la beauté de troublantes chevilles Mais mon plus grand bonheur restera de danser Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.

Mat se surprit à regretter d’avoir appris la chanson à Daerid. Cela dit, ça lui avait occupé l’esprit pendant que le Cairhienien s’affairait sur sa blessure afin qu’il ne finisse pas saigné à mort comme un agneau. Le fichu onguent l’élançait encore plus que les blessures et ce brave Daerid ne risquait pas de rendre jalouse une couturière, car il maniait le fil et l’aiguille avec toute la délicatesse d’un laboureur. Depuis, la maudite chanson avait eu un succès fou parmi les Cairhieniens et les Teariens, cavaliers comme fantassins, tous la chantant lorsque les vainqueurs étaient revenus au camp à l’aube.

Revenus, oui ! Exactement à leur point de départ, au pied de la vallée où gisaient à présent les ruines de la tour d’observation. Et Mat n’avait pas eu l’occasion de s’éclipser. Quand il avait proposé de jouer les éclaireurs, Talmanes et Nalesean s’étaient disputés pour savoir lequel l’escorterait, et ils en étaient presque venus aux coups. À l’évidence, la fraternisation avait ses limites. Pour que la catastrophe soit complète, il ne manquait plus que Moiraine, venant lui demander où il était et pourquoi, puis lui faisant un sermon sur les ta’veren, le devoir, la Trame et Tarmon Gai’don jusqu’à ce qu’il en ait la tête qui tourne. Pour le moment, elle devait être avec Rand, mais son tour viendrait, il ne se faisait aucune illusion.

Mat jeta un coup d’œil au sommet de la colline. Le Cairhienien qui avait fabriqué les lunettes pour Rand y était avec ses apprentis, fouinant dans les ruines. Les Aiels parlaient sans arrêt de ce qui s’était passé là-haut. Vraiment, l’heure de partir avait sonné ! Si son médaillon protégeait Mat des femmes capables de canaliser, il avait assez souvent entendu parler Rand pour douter que ça fonctionne avec un homme. Et franchement, il n’était pas pressé de découvrir si le bijou lui sauverait ou non la peau face à Sammael et à ses pairs.

Grimaçant à cause de la douleur, Mat s’appuya à sa lance à hampe noire pour se lever. Autour de lui, les célébrations continuaient. S’il parvenait à approcher des chevaux… Dans son état, seller Pépin ne l’enchantait pas, mais…

— Le héros ne devrait pas rester assis sans rien à boire…

Mat se retourna, gémit parce que ce mouvement brusque lui fit un mal de chien, et se retrouva face à Melindhra. Sans ses lances, elle tenait un cruchon dans la main droite et ne portait pas son voile. Mais son regard valait toutes les lances du monde.

— Melindhra, écoute-moi, parce que je peux tout t’expliquer.

— Expliquer quoi ? lança la Promise en posant sa main libre sur la nuque de Mat.

Malgré la souffrance, le jeune homme tenta de rester aussi droit que possible. Décidément, il aurait du mal à s’habituer à devoir lever la tête pour regarder une femme dans les yeux.

— Je savais que tu partirais en quête de ta propre gloire, comme il convient pour un homme d’honneur. L’ombre du Car’a’carn est immense, et aucun brave ne rêve de passer sa vie dans le noir.

Ravalant ce qu’il allait dire, Mat lâcha un piteux :

— Bien entendu… (Elle n’a pas l’intention de me tuer !) Tu as bien résumé la situation.

Soulagé, il prit le cruchon, but… et s’étrangla avec l’eau-de-vie la plus forte qui ait jamais coulé dans son gosier pourtant des plus expérimentés.

Melindhra récupéra le tord-boyaux, but une lampée, soupira d’aise et rendit le cruchon à son compagnon.

— C’était lui aussi un homme d’honneur, Mat Cauthon. Il aurait mieux valu que tu le captures, mais même en le tuant tu as glané beaucoup de ji. Tu as bien fait de le défier.

Sans le vouloir vraiment, Mat tourna la tête vers ce qu’il évitait de regarder depuis un long moment. De quoi frissonner, vraiment… Là où dansaient les Aiels, la tête à la tignasse rousse de Couladin était attachée par une lanière de cuir en haut du poteau haut de dix pieds. Et cette vision de cauchemar semblait sourire. Lui sourire, pour être plus précis.

Défier Couladin ? Bien au contraire, il avait fait de son mieux pour toujours garder les piquiers entre lui et n’importe lequel de ces maudits Shaido. Mais la flèche lui avait entaillé le crâne, et il s’était retrouvé au sol avant d’avoir compris ce qui lui arrivait, luttant pour se relever tandis que le combat faisait rage autour de lui.

Voilé pour tuer, Couladin s’était matérialisé devant lui alors qu’il venait de se remettre debout. Malgré le voile, impossible de ne pas reconnaître ce guerrier aux bras nus ornés de dragons aux écailles écarlate et or. Se taillant une brèche à coups de lances, Couladin braillait à tue-tête, défiant Rand de se montrer et affirmant que c’était lui le véritable Car’a’carn. Au fond, il le croyait peut-être, qui pouvait le dire ?