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Saisissant sa lance à hampe noire – qui était par bonheur tombée avec lui quand il avait basculé de sa selle –, Mat s’était brièvement demandé si Couladin l’avait reconnu. Mais quelle importance, puisque ce crétin excité avait manifesté l’intention de le tailler en pièces afin de continuer à chercher Rand ?

Après le duel, quelqu’un avait coupé la tête du vaincu, mais Mat ignorait qui.

Pour regarder, j’étais trop occupé à rester en vie…

Et à implorer la Lumière de ne pas le laisser se vider de son sang. À Deux-Rivières, il n’avait jamais été maladroit lors des joutes au bâton, et une lance n’était somme toute pas tellement différente d’un bâton. Mais Couladin, lui, devait être né avec une de ses lances entre les mains. Cela dit, son talent ne lui avait pas servi à grand-chose, à la fin.

Faut-il en conclure que ma chance ne m’a pas abandonné ? Dans ce cas, si elle voulait bien se remontrer, au nom de la Lumière !

Alors qu’il réfléchissait à un moyen de fausser compagnie à Melindhra pour aller seller Pépin, Talmanes déboula et fit le fameux salut du Cairhien, le poing sur le cœur.

— La Grâce soit avec toi, Mat !

— Et avec toi aussi, répondit distraitement le jeune flambeur.

Melindhra ne s’en irait sûrement pas s’il le lui demandait. Au contraire, ça reviendrait à introduire le renard dans le poulailler. Et s’il prétendait avoir envie d’une petite promenade à cheval ? Hélas, d’après ce qu’on disait, les Aiels pouvaient courir aussi vite que des équidés.

— Cette nuit, une délégation est venue de la ville, annonça Talmanes. Afin d’exprimer sa gratitude, Cairhien va organiser une procession triomphale pour le seigneur Dragon.

— Sans blague ?

Melindhra devait bien avoir une mission ou une autre. Les Promises couvant sans cesse Rand, on allait peut-être l’appeler pour qu’elle joue la mère poule. Mais à bien la regarder, ça semblait douteux. Pour l’heure, elle affichait un radieux sourire de… propriétaire.

— La délégation était envoyée par le seigneur Meilan, annonça Nalesean en approchant. (Il fit aussi le salut rituel, mais plus distraitement.) C’est lui qui entend offrir un triomphe au seigneur Dragon.

— Avec la dame Colavaere, les seigneurs Dobraine et Maringil sont aussi venus voir le seigneur Dragon.

Mat se força à revenir à l’instant présent. Chacun de ces deux types produisait de gros efforts pour faire semblant de croire que l’autre n’existait pas. Tous les deux évitaient de se regarder, mais ils semblaient aussi tendus l’un que l’autre, la main droite serrant nerveusement la poignée de leur épée. S’ils finissaient par se battre, ce serait le pompon ! Et l’un des deux réussirait bien à embrocher Mat par hasard tandis qu’il essaierait de mettre les voiles sur la pointe des pieds.

— Puisque Rand aura son triomphe, savoir qui a envoyé la délégation n’a aucune importance !

— Au contraire, dit Talmanes, c’est capital, parce que tu dois réclamer au seigneur Dragon la place qui te revient de droit, à savoir la première. Mat, tu as tué Couladin, donc, tu mérites cet honneur.

Nalesean serra les dents et les poings, sans doute parce que c’était au mot près ce qu’il avait eu l’intention de dire.

— Allez la lui demander, vous deux… Moi, ça ne me concerne pas.

La pression de la main de Melindhra se fit plus forte sur la nuque de Mat, mais il ne s’en inquiéta pas. Moiraine n’était sûrement pas loin de Rand, en ce moment. Alors qu’il n’avait pas réussi à sortir sa tête du premier, il n’allait sûrement pas la glisser dans un second nœud coulant.

Talmanes et Nalesean regardèrent Mat comme s’il avait perdu l’esprit.

— Tu es notre chef, objecta Nalesean. Notre général !

— Mon aide de camp cirera tes bottes, dit Talmanes avec un petit sourire qu’il prit soin de ne pas adresser au Tearien, et il s’occupera de brosser et de repriser tes vêtements. Ainsi, tu apparaîtras sous ton meilleur jour.

Nalesean pointa agressivement sa barbe huilée et ne put s’empêcher de tourner à demi les yeux vers son rival.

— Si je puis me permettre, Mat, j’ai une veste de grand uniforme qui devrait t’aller comme un gant.

Ce fut au tour du Cairhienien de fulminer.

— Général ! s’écria Mat, s’appuyant sur la hampe de sa lance pour ne pas tituber. Je ne suis pas un fichu… Hum… Je ne voudrais surtout pas te prendre ta place.

Aux deux idiots de déterminer auquel il s’adressait !

— Que la Lumière brûle mon âme ! s’exclama Nalesean. Mat, c’est ton génie militaire qui nous a gardés en vie et permis de vaincre. Sans parler de ta chance ! J’ai entendu dire que tu tires toujours la bonne carte, mais c’est bien plus que ça. Même si je n’avais pas rencontré le seigneur Dragon, je serais prêt à te suivre jusqu’au bout du monde.

— Tu es notre chef, renchérit Talmanes, moins lyrique mais tout aussi convaincu. Jusqu’à hier, je suivais des hommes d’un autre pays parce que j’y étais obligé. Toi, je te suivrai parce que je le veux ! Au royaume d’Andor, tu n’es peut-être pas un seigneur, mais ici, j’affirme que tu en es un et je fais le serment de te servir.

Comme surpris d’avoir quelque chose en commun, les deux seigneurs se regardèrent enfin, puis ils hochèrent la tête. Même s’ils ne s’aimaient pas – seul un imbécile aurait prétendu le contraire – ils pouvaient au moins s’entendre sur un point. Plus ou moins, en tout cas.

— J’enverrai mon palefrenier préparer ta monture pour le défilé, dit Talmanes.

Il broncha à peine quand Nalesean enchaîna :

— Le mien viendra l’aider… Ton cheval doit nous remplir de fierté, Mat. Et nous aurons aussi besoin d’un étendard. Ton étendard !

Talmanes approuva vigoureusement du chef.

Mat se demanda s’il devait éclater d’un rire hystérique ou se rasseoir et pleurer toutes les larmes de son corps. Ces maudits souvenirs ! Sans eux, il aurait fichu le camp, bien entendu. Et sans Rand, pas de souvenirs ! Il n’avait pas oublié le chemin qui l’avait conduit jusque dans ce pétrin. À l’époque, chaque pas avait semblé nécessaire, sans pour autant paraître lié aux suivants. En réalité, il s’était agi d’un implacable enchaînement. Et Rand se tenait au début de ce chemin. Il était la source de tout, avec cette fichue affaire de ta’veren.

Comment était-ce possible ? Chaque fois qu’il faisait une chose qui lui paraissait requise, et de plus quasiment inoffensive, il se trouvait plus étroitement impliqué dans cette histoire de fous.

Melindhra lui caressait la nuque, désormais, au lieu d’appuyer dessus. Tout ce qu’il fallait, pour que ce soit complet, c’était…

Mat leva les yeux vers le sommet de la colline et ne fut pas un instant étonné par ce qu’il vit. Montée sur sa fine jument blanche au pas gracieux, Moiraine approchait, flanquée de Lan sur son étalon noir. Le Champion se pencha vers son Aes Sedai comme pour l’écouter, puis il parut s’indigner et protester assez violemment. Après un moment, Moiraine tira sur les rênes d’Aldieb, lui fit faire demi-tour et se dirigea vers le versant opposé.

Lan resta où il était, les yeux rivés sur Mat.

Le jeune homme frissonna. La tête de Couladin semblait vraiment lui sourire, et il lui paraissait entendre les railleries du Shaido.

Tu m’as peut-être tué, mais tu as mis le pied dans le piège à loup. Je suis mort, et toi, tu ne seras jamais libre.

— C’est fichtrement merveilleux, maugréa Mat avant de boire une longe gorgée de l’immonde gnôle.

Talmanes et Nalesean parurent prendre sa déclaration au pied de la lettre et Melindhra en sourit d’aise.

La cinquantaine de Teariens et de Cairhieniens qui s’étaient massés non loin de là pour regarder leurs seigneurs parler au « héros » crurent que c’était le moment de lui offrir une sérénade, le premier couplet étant de leur cru :