Éclatant de rire, Mat se laissa retomber sur son rocher, puis il entreprit de vider le cruchon. Il devait bien y avoir un moyen de se sortir de cette mouise. Pas vrai ?
Rand ouvrit lentement les yeux et contempla un moment le toit de sa tente. Couché nu sous une seule couverture, il ne souffrait plus, et ça avait presque quelque chose d’inquiétant. Cela dit, il se sentait encore plus faible qu’avant de s’être évanoui. De plus, il se souvenait d’avoir dit et pensé des choses qui… Il eut un frisson glacé.
Pas question de le laisser prendre le contrôle ! Je suis moi ! Moi !
Glissant une main sous la couverture, il sentit la cicatrice, sur son flanc. Fragile, certes, mais refermée.
— Moiraine Sedai t’a guéri, dit Aviendha.
Rand sursauta, car il ne l’avait pas vue. Assise en tailleur sur ses tapis, près de la fosse à feu, elle portait à ses lèvres une coupe d’argent travaillé ornée de léopards. Asmodean était là aussi, étendu sur des coussins, les mains sous le menton. À voir les cernes, autour de leurs yeux, aucun des deux ne semblait avoir dormi.
— Elle n’aurait pas dû avoir à le faire, continua l’Aielle d’une voix glaciale.
Épuisée, sans doute, elle était quand même très bien coiffée et tirée à quatre épingles. Un frappant contraste avec Asmodean, dont la tenue était froissée du col jusqu’à l’ourlet du pantalon. De temps en temps, sans en avoir vraiment conscience, Aviendha faisait tourner autour de son poignet le bracelet de roses et d’épines qu’il lui avait offert. Elle portait aussi le collier d’argent aux flocons de neige… Visiblement amusée quand il lui avait posé la question, elle ne lui avait toujours pas dit qui lui avait donné ce bijou. Pour l’heure, elle ne paraissait pas du tout amusée…
— À force de guérir des blessés, Moiraine Sedai était au bord de l’évanouissement. Aan’allein a dû la porter sous sa tente. Par ta faute, Rand al’Thor. Parce que s’occuper de toi l’a vidée de ses forces.
— L’Aes Sedai est déjà debout, intervint Asmodean en étouffant un bâillement. (Il ignora superbement le regard courroucé d’Aviendha.) Depuis le lever du soleil, elle est passée deux fois. Même si elle a dit que tu devais te rétablir, je crois qu’elle avait un doute. Comme moi…
S’emparant de sa harpe dorée, il la retourna entre ses mains tout en continuant :
— J’ai fait ce que j’ai pu pour toi, bien sûr, puisque ma vie et mon destin sont liés aux tiens. Mais je ne suis guère doué pour la guérison. La musique, en revanche… (Asmodean joua quelques notes afin de souligner son propos.) Si j’ai bien compris, en agissant comme tu l’as fait, un homme risque de se tuer lui-même ou au minimum de s’apaiser. Être puissant dans le Pouvoir ne sert à rien, quand le corps est épuisé. Dans ce cas, le saidin peut se révéler un poison mortel. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire…
— As-tu fini de nous faire profiter de ta science, Jasin Natael ? demanda Aviendha d’un ton mortellement froid. (Sans attendre de réponse, elle reposa sur Rand ses yeux bleu-vert aux reflets de glace, comme si elle l’accusait de l’avoir interrompue.) Parfois, un homme peut se comporter comme un idiot sans que ça tire trop à conséquence, mais un chef doit être bien plus qu’un homme banal, et je ne parle même pas du chef de tous les chefs. Tu n’avais pas le droit de jouer ainsi avec ta vie. Egwene et moi, nous avons tenté de te faire venir avec nous, quand nous avons dû renoncer à cause de la fatigue, mais tu n’as rien voulu entendre. Même si tu es plus fort que nous au point où le prétend Egwene, tu es fait de chair et de sang. Et tu es le Car’a’carn, pas un jeune Seia Doon en quête d’honneur. Le toh te donne des obligations vis-à-vis des Aiels. Si tu es mort, tu ne les honoreras pas. Et tu ne peux pas tout faire à toi seul.
Un moment, Rand en resta bouche bée. Il n’avait pratiquement rien fait, laissant pour des raisons pratiques le poids de la bataille peser sur d’autres épaules tandis qu’il tentait frénétiquement d’être utile. Mais il n’avait même pas pu empêcher Sammael de frapper quand et où il voulait. Et voilà qu’Aviendha lui passait un savon comme s’il avait présumé de ses forces.
— Je vais essayer de m’en souvenir, finit-il par dire.
L’Aielle ne semblant pas convaincue, il enchaîna très vite afin de s’épargner un sermon :
— Quoi de neuf sur les Miagoma et les trois autres tribus ?
Quand on ne détournait pas leur attention, les femmes avaient tendance à ne pas s’arrêter avant de vous avoir enfoncé la tête dans la terre à coups de talon.
La diversion fonctionna. Malgré son désir de le morigéner, Aviendha était très fière de ce qu’elle savait et avide d’éclairer la lanterne du Car’a’carn en personne.
Pour une fois agréable, voire pastorale, la musique d’Asmodean fit un très joli accompagnement au récit de l’Aielle.
À environ une lieue à l’est, les Miagoma, les Shiande, les Daryne et les Codarra campaient à portée de vue les uns des autres. Un flot régulier de guerriers et de Promises circulait entre les divers campements – y compris celui de Rand – mais les regroupements se faisaient uniquement par ordre. Indirian et les autres chefs ne s’étaient pas encore montrés. Désormais, il n’était plus douteux qu’ils viendraient voir Rand dès que les Matriarches auraient achevé leur conciliabule.
— Elles discutent toujours ? s’étonna Rand. Que peuvent-elles avoir à se dire ? Les chefs sont venus pour se rallier à moi, pas à elles.
Aviendha foudroya le jeune homme d’un regard que Moiraine elle-même n’aurait pas renié.
— Ce que disent les Matriarches concerne les Matriarches, Rand al’Thor.
À contrecœur, l’Aielle ajouta :
— Egwene pourra te faire un résumé, quand ce sera terminé.
« Si elle en a envie », comprit Rand, même si c’était seulement sous-entendu.
Aviendha résistant à toutes ses tentatives d’en apprendre plus, il finit par renoncer. Avec un peu de chance, il découvrirait de quoi il s’agissait avant d’en pâtir, sinon, eh bien, il devrait se résigner. De toute façon, quand Aviendha avait décidé de se taire, nul n’aurait pu la faire changer d’avis. En matière de mystère et de secret, les Matriarches n’avaient rien à envier aux Aes Sedai, et la jeune femme assimilait particulièrement bien ces leçons-là.
Apprendre qu’Egwene était présente à la réunion des Matriarches surprit Rand tout autant que l’absence de Moiraine, qui aurait selon lui dû profiter de l’occasion pour tenter d’attacher de nouveaux fils à sa marionnette. En fait, les deux événements étaient liés. Les Matriarches récemment arrivées avaient demandé à rencontrer une des Aes Sedai qui accompagnaient le Car’a’carn. Bien qu’elle fût remise de sa fatigue, Moiraine avait prétendu être débordée. Du coup, Egwene avait dû la remplacer au pied levé.
Cette évocation fit rire Aviendha. Quand Sorilea et Blair étaient venues tirer la jeune femme de ses couvertures, elle les avait vues la traîner hors de la tente tout en finissant de l’habiller.
— Je lui ai dit qu’elle devrait creuser des trous dans la terre avec ses dents, si elle s’était encore fait prendre à commettre des bêtises. Toujours à moitié endormie, elle m’a crue, et s’est mise à crier que ce châtiment était injuste. Bien sûr, Sorilea lui a demandé pourquoi elle pensait en mériter un. Tu aurais dû voir la tête qu’a tirée Egwene !