Pliée de rire, Aviendha dut s’interrompre pour reprendre son souffle.
Asmodean la regarda d’un air méfiant. Se demandant bien pourquoi il réagissait ainsi, sachant qui était cet homme et ce qu’il était, Rand attendit patiemment que la jeune femme ait repris son sérieux. Quand on connaissait l’humour aiel, la farce semblait bien anodine. Le genre de blague qu’on attendait davantage de Mat que d’une femme, certes, mais rien de bien méchant.
— Et les Shaido ? demanda Rand quand l’Aielle fut à peu près remise de son fou rire. Leurs Matriarches participent à cette réunion ?
Aviendha répondit entre deux gloussements résiduels. Selon elle, les Shaido étaient de l’histoire ancienne et il n’y avait plus besoin de se soucier d’eux. Les vainqueurs avaient fait des milliers de prisonniers – d’autres arrivaient encore – et la bataille était terminée, à l’exception de quelques escarmouches.
Plus il en entendit, et moins Rand fut convaincu.
Les quatre tribus ayant occupé Han, le gros des forces de Couladin avait traversé la rivière Gaelin en bon ordre et en amenant la plupart des prisonniers cairhieniens. En plus de tout, les derniers guerriers avaient détruit tous les ponts derrière eux.
Si ces données n’inquiétaient pas Aviendha, elles furent loin de rassurer Rand. Des dizaines de milliers de Shaido au nord de la rivière et aucun moyen de les poursuivre avant la reconstruction des ponts… Même pour de simples passerelles, il faudrait un temps fou. Un temps que Rand n’avait pas…
À la fin de son récit, alors qu’elle semblait avoir tout dit sur le sujet, Aviendha lâcha nonchalamment, comme si elle avait failli oublier, l’information qui justifiait, en effet, qu’on ne se soucie plus le moins du monde des Shaido.
— Mat a tué Couladin ? répéta Rand, incrédule.
— N’est-ce pas ce que je viens de dire ? lança Aviendha.
Le ton semblait tranchant, mais le cœur n’y était pas. Le regardant par-dessus le bord de sa coupe de vin, la jeune femme s’intéressait bien plus à la façon dont il prenait la nouvelle qu’au crédit qu’il accordait à ses propos.
Asmodean joua quelques accords martiaux évoquant des roulements de tambour et des sonneries de trompette.
— Un jeune homme aussi surprenant que toi, dirait-on. J’espère bien rencontrer un jour le dernier membre du trio – Perrin, si ma mémoire est bonne.
Rand hocha pensivement la tête. Ainsi, Mat n’avait pas pu échapper à l’attraction des ta’veren. À moins que ce fût la Trame qui l’ait piégé, ou sa propre nature de ta’veren, sans préjuger d’autre chose. Dans tous les cas, il aurait parié que son ami n’était pas heureux du tout, en ce moment. Tout ça parce qu’il n’avait pas assimilé la leçon que lui, Rand, avait apprise. Si on tentait de fuir, la Trame se chargeait de vous ramener sur le droit chemin, et pas toujours avec délicatesse. En revanche, quand on allait dans la direction que tissait la Roue, on avait parfois la possibilité d’exercer un certain contrôle sur sa propre existence. Parfois. Et avec un peu de chance, plus qu’on l’aurait cru, en tout cas à long terme.
Mais Rand avait des soucis plus pressants que Mat ou que les Shaido.
Un coup d’œil à l’entrée de la tente lui apprit que le soleil était déjà haut dans le ciel. À part ça, il ne vit rien, parce que deux Promises assises sur les talons, leurs lances sur les genoux, obstruaient son champ de vision. Il était resté inconscient toute une nuit et presque une matinée entière, et Sammael n’avait pas tenté de le débusquer. Ou pas réussi…
Rand prenait garde à appeler le Rejeté par ce nom, même en pensée, alors qu’un autre flottait dans un coin de son esprit, désormais. Tel Janin Aellinsar. Aucun récit ne contenait ce nom et on n’y aurait pas trouvé la moindre référence dans la bibliothèque de Tar Valon. Moiraine lui avait confié tout ce que les Aes Sedai savaient sur les Rejetés – soit guère plus que ce qu’on racontait dans les villages. Bien que ce fût pour une raison différente, Asmodean lui-même ne parlait que de « Sammael ». Bien avant la fin de la guerre des Ténèbres, les Rejetés avaient adopté les noms que les hommes leur donnaient, comme si ça symbolisait leur renaissance dans les Ténèbres. Le vrai nom d’Asmodean – Joar Addan Nessossin – le faisait grincer des dents et il prétendait avoir oublié tous ceux qu’il avait portés au fil de trois millénaires.
Rand n’avait peut-être aucune raison de cacher ce qui se passait dans sa tête – en d’autres termes, il essayait simplement de se voiler la face pour ne pas voir la réalité – mais son adversaire, il continuerait à l’appeler Sammael. Et sous ce nom, il paierait très cher pour chaque Promise qu’il avait tuée. Des femmes que Rand s’était révélé incapable de protéger.
Alors même qu’il se faisait ce serment, Rand eut une grimace. Il avait bien commencé en renvoyant Weiramon à Tear – grâce en soit rendue à la Lumière, seuls le seigneur et lui savaient à quel point cette initiative avait été judicieuse – mais il ne pouvait pas continuer en se lançant à la poursuite de Sammael, même s’il le désirait. C’était trop tôt. Il restait des problèmes à régler à Cairhien. Si Aviendha pensait qu’il ne comprenait rien au ji’e’toh, peut-être à raison, il connaissait le sens du mot « devoir », et il en avait un envers cette ville. De plus, il y avait des moyens de combiner cela avec Weiramon…
Rand s’assit sans montrer quel effort ça lui coûtait, se drapa à peu près pudiquement dans la couverture et se demanda où étaient ses vêtements. Il ne voyait rien, à part ses bottes, posées à côté d’Aviendha, qui devait savoir ce qui était advenu de sa tenue. Bien sûr, des gai’shain avaient pu le déshabiller, mais elle était susceptible de s’en être chargée.
— Je dois aller en ville. Natael, va faire seller Jeade’en et ramène-le-moi.
— Demain, peut-être, dit Aviendha, catégorique. (Elle retint Asmodean par la manche alors qu’il faisait mine de se lever.) Moiraine Sedai t’a prescrit du repos pendant…
— Aujourd’hui, Aviendha ! Maintenant ! Je ne sais pas pourquoi Meilan n’est pas là, s’il a survécu, et j’ai l’intention de le découvrir. Natael, mon cheval !
Malgré l’air buté d’Aviendha, Asmodean dégagea son bras, lissa sa manche déjà horriblement froissée et lâcha :
— Meilan était ici, et d’autres…
— On ne devait pas lui raconter que…, coupa Aviendha, furieuse, avant de ravaler ce qu’elle allait dire. Il a besoin de repos.
Ainsi, les Matriarches pensaient pouvoir cacher des choses à Rand ? Eh bien, il n’était pas aussi faible qu’elles le pensaient. Désireux de se lever, toujours drapé dans la couverture, il révisa ses prétentions à la baisse, se contentant de changer de position lorsque ses jambes refusèrent de lui obéir. Au fond, il était peut-être aussi faible que ces femmes le croyaient. Mais ça ne suffirait sûrement pas pour l’arrêter.
— Je me reposerai une fois mort, dit-il.
Voyant Aviendha tressaillir comme s’il l’avait frappée, il regretta son mot d’esprit. Non, s’il l’avait frappée, elle n’aurait pas bronché. Pour elle, il était important qu’il reste en vie – important pour les Aiels, bien sûr – et l’imaginer mort lui faisait plus mal qu’un coup de poing.
— Parle-moi de Meilan, Natael.
Aviendha serra les dents. Mais si son regard avait pu les rendre muets, Asmodean et lui, la conversation se serait arrêtée là.
Un émissaire de Meilan était venu pendant la nuit pour transmettre des compliments fleuris et l’assurance que le Haut Seigneur serait à jamais loyal au Dragon Réincarné. À l’aube, Meilan lui-même était venu avec six de ses pairs, présents avec lui en ville, et un détachement de soldats teariens qui s’étaient montrés très nerveux, serrant leurs armes comme s’ils s’attendaient à devoir combattre les Aiels qui, en silence, les avaient regardés entrer dans le camp.