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Se méprenant sur son hésitation, Aviendha crut bon de l’encourager :

— Tu peux t’habiller, Rand al’Thor. Elayne ne sera pas choquée que j’aie regardé…

— Tu penses vraiment ce que tu dis ? demanda Rand en enfilant sa chemise.

— Bien sûr ! Tu lui appartiens, mais elle n’a pas un droit exclusif sur ton image.

Riant sous cape, Rand entreprit de lacer sa chemise. Il était bon de se rappeler que le tout nouveau « mystère » d’Aviendha cachait de l’ignorance, en plus d’un certain nombre d’autres choses. Sans pouvoir s’empêcher de sourire, il finit de s’habiller, boucla son ceinturon d’armes et prit son moignon de lance seanchanienne. Cette vue doucha d’ailleurs un peu sa bonne humeur. À l’origine, c’était un moyen de ne pas oublier que les Seanchaniens n’avaient pas disparu du monde, mais avec le temps, c’était devenu le symbole de toutes les choses avec lesquelles il devait jongler. Les Cairhieniens, les Teariens, Sammael, les autres Rejetés, les Shaido et les nations qui ne le connaissaient pas encore mais qui devraient combler cette lacune avant l’Ultime Bataille. Comparé à tout ça, s’accommoder d’Aviendha n’était pas si compliqué.

Les Promises se levèrent quand il sortit de la tente en trombe, histoire de cacher qu’il ne tenait pas très bien sur ses jambes. Une tentative qu’il n’aurait pas jurée fructueuse. En tout cas, Aviendha se campa à ses côtés, l’air décidée à le rattraper s’il s’étalait… et convaincue que ça arriverait.

L’humeur de Rand ne s’améliora pas quand Sulin, la tête toujours bandée, interrogea Aviendha du regard – Aviendha, pas lui ! – et attendit qu’elle ait hoché la tête pour ordonner aux Promises de se mettre en mouvement.

Monté sur sa mule, Asmodean gravissait déjà la pente, tenant Jeade’en par les rênes. La Lumière seule savait comment, il avait trouvé le temps de se changer. Sa nouvelle tenue de soie verte bien entendu ornée de dentelle blanche, il portait sa harpe dans le dos mais avait renoncé à la cape de trouvère et n’arborait plus l’étendard rouge où s’affichait l’antique symbole des Aes Sedai. Cette charge revenait désormais à Pevin, un réfugié cairhienien. Vêtu d’une veste de laine rapiécée, l’homme au visage inexpressif chevauchait une mule qu’il avait dû tirer d’une heureuse retraite dans les champs après une longue carrière de bête de trait.

Une cicatrice encore rouge zébrait une des joues de Pevin, lui donnant l’air encore plus sinistre. Après que sa femme et sa sœur eurent succombé à cause de la famine, un de ses frères et un de ses fils étaient tombés durant la guerre civile. Incapable de dire à quelle maison appartenaient leurs assassins, ni quel candidat au trône ils soutenaient, Pevin avait fui en direction du royaume d’Andor. Un autre de ses fils était mort, victime des soldats andoriens, et des bandits avaient tué son deuxième frère. Revenir au pays lui avait coûté son dernier fils, transpercé par la lance d’un Shaido, et sa fille avait été enlevée tandis qu’on l’avait laissé pour mort là où il s’était écroulé.

Le réfugié sortait rarement de son mutisme. Mais d’après ce que Rand avait compris, tout son système de croyance se résumait désormais à trois convictions de base. Primo, le Dragon s’était réincarné. Secundo, l’Ultime Bataille était pour bientôt. Et tertio, s’il restait aux côtés de Rand al’Thor, il verrait sa famille vengée avant la destruction totale du monde. Cette destruction lui semblait inévitable, mais il s’en fichait, comme du reste, tant qu’il pouvait espérer assouvir sa soif de vengeance.

Lorsque sa monture atteignit la crête, Pevin s’inclina sur sa selle pour saluer Rand. Les traits de marbre, il tenait cependant l’étendard bien droit et la hampe ne tremblait pas.

Rand enfourcha Jeade’en puis aida Aviendha à se hisser en croupe derrière lui – sans qu’elle ait besoin d’utiliser un étrier, histoire de lui montrer qu’il allait bien. Avant que la jeune femme fût installée, il talonna son cheval, forçant sa « passagère » à lui jeter les bras autour de la taille. Agacée, l’Aielle marmonna entre ses dents quelques aménités qui en disaient long sur ce qu’elle pensait de Rand al’Thor, voire du Car’a’carn. Cela dit, elle ne manifesta aucune intention de lâcher Rand, qui s’en félicita doublement. D’abord parce qu’il était agréable de la sentir serrée contre son dos, mais surtout parce qu’un peu de soutien ne lui faisait pas de mal. Tandis qu’il l’aidait à grimper en selle, il avait eu peur de la laisser tomber. Espérant qu’elle ne s’en était pas aperçue, il se piquait aussi à penser que ce n’était pas pour se tenir en selle qu’elle le serrait si fort.

L’étendard rouge orné du disque noir et blanc oscillait dans le dos de Pevin tandis qu’il zigzaguait entre les arbres et les rochers de la pente puis s’engageait dans la longue et étroite vallée. Fidèles à eux-mêmes, les Aiels ne bronchèrent pas en voyant passer la colonne, tous continuant à vaquer à leurs diverses occupations. Pourtant, l’étendard signalait la présence de Rand au moins autant que les centaines de Far Dareis Mai qui le suivaient sans peiner le moins du monde pour emboîter le pas aux mules et à Jeade’en.

D’après Aviendha, les vainqueurs avaient fait près de vingt mille prisonniers parmi les partisans de Couladin. Avant de quitter Deux-Rivières, Rand n’aurait tout simplement pas cru qu’il puisse y avoir tant de monde au même endroit. À présent, il voyait ces captifs, et c’était vraiment impressionnant. Par groupes de quarante ou de cinquante, ils constellaient les collines comme des rangées de choux, hommes et femmes assis nus sous le soleil déjà brûlant. Chaque « rangée » était surveillée par un seul gai’shain, et encore, dans le meilleur des cas. Personne d’autre ne semblait conscient de l’existence de ces vaincus, à part les silhouettes en cadin’sor qui approchaient de temps en temps d’un groupe pour assigner une mission à un homme ou à une femme. Les prisonniers ainsi désignés filaient exécuter la tâche en question, sans surveillance, puis ils revenaient apparemment s’asseoir à leur place. Les autres semblaient calmes, presque comme s’ils s’ennuyaient mais n’avaient aucune raison, ni aucun désir, d’être ailleurs.

Enfileraient-ils les robes blanches avec tant de calme ? Pourtant, comment oublier qu’ils avaient sans remords violé leurs propres lois et coutumes ? Si Couladin avait été le premier transgresseur, et l’inspirateur des violations suivantes, ces hommes et ces femmes l’avaient suivi, lui obéissant aveuglément.

Alors qu’il regardait les prisonniers – vingt mille, et ça n’était pas fini, soit une horde de futurs gai’shain parfaitement indignes de confiance – Rand ne vit pas tout de suite une certaine bizarrerie chez les autres Aiels. Traditionnellement, les Promises et les guerriers ne portaient rien sur la tête, le shoufa excepté, et ils n’arboraient jamais une couleur qui ne fût pas susceptible de se fondre aux rochers ou à la pénombre. Pourtant, des hommes avaient autour du crâne un bandeau écarlate. Un sur quatre ou cinq paradait avec cet ornement sur lequel figurait le symbole noir et blanc des Aes Sedai. Plus étrange encore, quelques gai’shain avaient adopté le même accessoire vestimentaire. Si la plupart portaient leur capuche relevée, ceux qui marchaient tête nue étaient affublés du curieux bandeau. Et les algai’d’siswai en cadin’sor qui contemplaient ce spectacle ne disaient rien, qu’ils aient ou non le front ceint du fameux bandeau. En principe, cependant, les gai’shain ne devaient jamais être vêtus comme ceux qui avaient le droit de toucher des armes – au détail près, et ce bandeau n’en était pas vraiment un !