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Des vautours décrivaient des cercles serrés au-dessus de Cairhien. Au sol, ils trottinaient en tous sens au milieu des nuages de mouches, criaillant agressivement à l’intention des grands corbeaux qui avaient la prétention de leur disputer les cadavres. Sur les collines, aux endroits où des Aiels circulaient entre les morts afin de recouvrir les dépouilles de leurs frères d’armes, ces charognards s’envolaient lourdement en protestant à grands cris – pour se reposer dès que les guerriers s’étaient éloignés de quelques pas. Des vautours, des mouches et des corbeaux, normalement, n’auraient pas pu voiler la lumière du soleil. Pourtant, c’était bien ce qui semblait se passer.

L’estomac retourné, Rand regarda droit devant lui et fit encore accélérer Jeade’en. Très vite, Aviendha dut se serrer de nouveau contre lui et les Promises furent obligées de se mettre à courir. Pourtant, aucune protestation ne monta de leurs rangs, et pas seulement, aurait juré Rand, parce que les Aiels des deux sexes pouvaient soutenir ce rythme pendant des heures. Asmodean lui-même était un peu pâle autour des yeux. Même si son étendard rouge aurait pu passer pour une provocation, en un tel lieu, Pevin ne bronchait pas plus que d’habitude.

Ce qui attendait Rand n’était guère mieux. Dans son souvenir, la Ceinture était une ruche grouillant d’activité, véritable entrelacs de rues pleines de bruit et resplendissantes de couleurs. Désormais, ce n’était plus qu’une large bande de cendres qui longeait sur trois côtés le mur d’enceinte gris. Quelques poutres tenant encore par miracle sur la charpente de certains bâtiments, on distinguait quelques cheminées toutes noircies et bizarrement inclinées. Dans les rues, une chaise plus ou moins intacte arrivée là on ne savait comment, un baluchon abandonné par un fugitif ou une poupée de chiffon soulignaient tragiquement la désolation des lieux.

Sur les remparts et au sommet des tours de la ville, le vent agitait des étendards. Rand aperçut sur un des édifices les Croissants de Tear blancs sur fond rouge et or, et sur un autre, le dragon aux écailles écarlate et or qu’il connaissait trop bien.

Sur les trois grandes arches qui composaient la porte de Jangai, seule celle du milieu était ouverte. Des soldats teariens montaient la garde, certains à cheval mais la plupart à pied, et les rayures de couleur, sur les larges manches de leur veste, indiquaient qu’ils ne servaient pas tous le même seigneur, très loin de là.

Même si on savait, en ville, que la bataille était gagnée grâce à l’aide inattendue de guerriers aiels, l’approche de quelque cinq cents Far Dareis Mai n’alla pas sans créer de remous. La main posée sur la poignée d’une épée ou serrant plus fort une lance, plusieurs soldats firent mine d’aller se placer devant l’arche ouverte. Voyant qu’ils le consultaient du regard, leur officier au casque orné de trois plumes parut ne pas trop savoir ce qu’il devait faire. Se dressant sur ses étriers, il mit une main en visière et plissa les yeux pour étudier l’étendard rouge. Et Rand, plus particulièrement.

Soudain, il se laissa retomber sur sa selle et cria un ordre. Aussitôt, deux cavaliers partirent au galop et traversèrent l’arche ventre à terre. Sans les regarder, l’officier fit signe aux soldats de s’écarter.

— Faites place au seigneur Dragon, Rand al’Thor ! Que la Lumière brille sur le seigneur Dragon ! Oui, gloire au Dragon Réincarné !

Lorgnant toujours les Promises d’un œil soupçonneux, les soldats formèrent pourtant une haie d’honneur et s’inclinèrent humblement lorsque Rand franchit l’arche. Dans le dos du jeune homme, Aviendha eut un des fameux soupirs, et elle en lâcha un autre quand il rit doucement. Elle ne comprenait pas, à l’évidence, et il n’avait aucune intention de lui fournir des explications. Ce qui l’amusait, en l’occurrence, était pourtant simple : quels que soient les efforts que produisaient les Teariens, les Cairhieniens ou quiconque d’autre pour l’inciter à avoir la tête qui enfle, il pouvait toujours compter sur Aviendha ou sur les Promises pour la ramener à des dimensions raisonnables. Egwene et Moiraine jouaient le même rôle. Tout comme Elayne et Nynaeve, s’il les revoyait un jour. En y réfléchissant, toutes ces femmes semblaient consacrer une grande partie de leur énergie à cette tâche qu’elles jugeaient salvatrice.

Le spectacle qui l’attendait de l’autre côté de l’arche ôta à Rand toute envie de rire.

Ici, toutes les rues étaient pavées, certaines se révélant assez larges pour qu’une dizaine de chariots, au moins, y roulent de front. Parfaitement rectilignes, ces artères se croisaient à angle droit, car les collines, si moutonnantes à l’extérieur, avaient été évidées au milieu et aplanies sur les côtés, l’intérieur étant revêtu de pierre. Ainsi retravaillées, elles paraissaient avoir été construites par l’homme, exactement comme les bâtiments de pierre à la rigoureuse symétrie et aux angles aigus, ou comme les hautes tours au sommet inachevé encore entourées d’échafaudages.

Le regard terne et les joues creuses, des gens s’entassaient partout dans les avenues et les ruelles. Réfugiés sous des appentis improvisés ou des couvertures transformées en tentes rudimentaires à l’aide de quelques bâtons, voire recroquevillés sur eux-mêmes à l’air libre, ces malheureux arboraient les vêtements sombres favoris des citadins, les couleurs vives préférées par les résidents de la Ceinture et les tenues grossières des fermiers ou des villageois. Les échafaudages eux-mêmes avaient été envahis, du premier niveau au plus haut, où les hommes et les femmes semblaient minuscules, à cause de la hauteur. Seul le milieu des rues resta dégagé, permettant à Rand et à ses Promises d’avancer sans encombre. Mais une véritable marée humaine se formait dans leur sillage et devant eux…

La vision de ces malheureux finit de couper l’envie de rire à Rand. Épuisés, vêtus de haillons et parqués les uns près des autres comme des moutons dans un enclos trop petit, ces gens l’acclamaient. Comment savaient-ils qui il était ? Les cris de l’officier, devant l’arche, peut-être… Quoi qu’il en soit, des vivats tonitruants précédaient Rand dans les rues où les Promises étaient maintenant obligées de lui frayer un chemin dans la foule. Dans ce vacarme, il était impossible de distinguer l’un ou l’autre mot, sauf quelques « seigneur Dragon », quand assez de personnes le criaient, mais il n’y avait pas de doute possible sur le sens de ces hurlements – pour s’en assurer, il suffisait de voir des pères ou des mères soulever leur enfant au-dessus de leur tête pour qu’il voie passer leur sauveur, de lever les yeux vers les fenêtres, où des citadins agitaient des foulards et toutes sortes d’autres drapeaux improvisés, ou de jeter un coup d’œil aux admirateurs enthousiastes qui, les mains tendues vers Rand, tentaient de forcer le barrage de Promises.

Ne redoutant pas le moins du monde les Aielles – en tout cas, pas au point de laisser passer une occasion de poser le bout d’un doigt sur la botte de Rand –, ces gens étaient si nombreux et si déterminés que certains réussirent à passer à travers les mailles du filet. Pour tout dire, bon nombre d’entre eux touchèrent Asmodean et non Rand. Dans sa tenue de soie rehaussée de dentelle, le Rejeté avait sans nul doute l’air d’un seigneur. De plus, on pouvait aisément penser que cet homme d’âge mûr avait plus de chances d’être le Dragon Réincarné qu’un jeune type en veste rouge.

Au fond, ça n’avait aucune importance. Tous ceux qui réussirent à toucher une botte ou un étrier, y compris ceux de Pevin, rayonnèrent de joie et se laissèrent ensuite docilement repousser par les Promises en répétant comme un mantra : « Le seigneur Dragon… Le seigneur Dragon… »