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Qu’il ait été alerté par les clameurs ou par les cavaliers que lui avait envoyés l’officier, le Haut Seigneur Meilan ne tarda pas à apparaître en compagnie d’une dizaine de nobles teariens mineurs et de cinquante Défenseurs de la Pierre chargés de lui dégager le passage en usant de l’embout de leur lance. Remarquablement svelte et le dos bien droit, sa superbe veste de soie à rayures munie de manchettes de satin vert, Meilan aux cheveux grisonnants se tenait en selle avec l’aisance d’un homme qui avait appris à chevaucher – et à commander – presque en même temps qu’à marcher. Ignorant la sueur qui ruisselait sur ses joues, il ne se souciait pas non plus que son escorte finisse par blesser quelqu’un. Des tracas secondaires que cela ! Et des deux, la sueur devait sans nul doute lui sembler le plus grave.

Edorion, le nobliau aux joues roses qui était venu à Eianrod, faisait partie de la suite du Haut Seigneur. Beaucoup moins enveloppé que par le passé, il flottait désormais dans sa veste à rayures rouges. À part lui, Rand reconnut seulement un type costaud vêtu d’un dégradé de vert. Ce Reimon, se souvint-il, avait l’habitude de jouer aux cartes contre Mat, dans la Pierre de Tear. Les autres nobles, tous assez âgés, n’accordaient pas plus d’attention à la foule que Meilan. Parmi eux, Rand n’aperçut pas l’ombre d’un Cairhienien.

Sur un signe de Rand, les Promises s’écartèrent pour laisser passer Meilan, mais resserrèrent les rangs pour barrer le chemin aux autres cavaliers. Le Haut Seigneur ne s’en aperçut pas tout de suite, et quand ce fut fait, son regard brilla de colère. Depuis que Rand avait conquis la Pierre de Tear, ce pauvre Meilan avait eu plus d’une occasion de perdre son sang-froid.

L’arrivée du Tearien doucha l’enthousiasme de la foule. Alors que le bruit ambiant baissait nettement d’intensité, le Haut Seigneur s’inclina sur sa selle pour saluer Rand. Apercevant Aviendha, il décida de l’ignorer, tout comme il faisait mine de ne pas voir les Promises.

— Que la Lumière brille sur vous, seigneur Dragon ! Et soyez le bienvenu à Cairhien. Je vous prie de m’excuser pour tous ces paysans, mais j’ignorais que vous viendriez aujourd’hui. Si j’avais su, j’aurais fait disperser cette populace. J’entendais vous offrir un triomphe digne du Dragon Réincarné.

— J’en ai eu un, répondit Rand.

Son interlocuteur sursauta.

— Si vous le dites, seigneur Dragon… (Meilan ne cacha pas que cette façon de voir les choses dépassait sa compréhension.) Si vous voulez bien me suivre jusqu’au palais, j’ai improvisé une petite réception. Rien d’extraordinaire, puisque je n’étais pas prévenu, mais d’ici à ce soir je m’assurerai quand même que…

— Tout ce que vous avez prévu dès maintenant me comblera, coupa Rand.

Meilan s’inclina de nouveau et eut un sourire mielleux. Pour le moment, il dégoulinait d’obséquiosité. Dans une heure, en revanche, il parlerait à Rand comme s’il était trop faible d’esprit pour saisir les plus limpides évidences. Mais derrière tout ça se tapissaient un mépris et une haine hors du commun qu’il croyait pouvoir cacher alors que son regard les exprimait avec une farouche détermination.

Du mépris parce que Rand, à ses yeux, n’était pas un seigneur digne de ce nom – à savoir, un noble de naissance. Et de la haine parce que Meilan, avant l’arrivée du seigneur Dragon, jouissait du pouvoir de vie et de mort sur presque tout le monde. Car s’il avait quelques égaux, nul avant Rand n’aurait pu se prétendre son supérieur.

Croire que les Prophéties du Dragon se réaliseraient un jour était une chose. En être témoin au prix de son pouvoir et de sa gloire semblait beaucoup moins aisé.

Après un moment de flottement, Rand ordonna à Sulin de laisser passer les autres seigneurs de Tear, qui vinrent se placer derrière Asmodean et Pevin. Meilan proposa que les Défenseurs de la Pierre se chargent d’ouvrir un chemin à la colonne, mais Rand exigea sèchement qu’ils se postent derrière les Promises. Si les soldats ne bronchèrent pas sous leur casque à bords ronds, l’officier du détachement secoua la tête, faisant osciller les plumes de son propre casque, et le Haut Seigneur afficha un sourire condescendant. Sa hautaine satisfaction ne dura pas lorsqu’il s’aperçut que la foule s’écartait plus docilement devant les Aielles qu’elle l’avait fait un peu plus tôt devant les Teariens. Pour ne pas perdre la face, il lança que c’était sûrement dû à la réputation de cruauté des guerrières… et parut surpris quand Rand ne lui répondit pas.

En chemin, le jeune homme prit note avec intérêt qu’on ne l’acclamait plus depuis que les seigneurs de Tear étaient avec lui.

À Cairhien, le palais royal se trouvait sur la plus haute colline, exactement au centre de la cité. Un ensemble massif, sombre et carré – d’autant plus qu’entre le bâtiment lui-même et le versant recouvert de pierres de la colline, il devenait difficile de faire la différence entre celle-ci et le reste. Les grandes promenades à colonnade et les hautes fenêtres, très au-dessus du niveau du sol, ne parvenaient pas à égayer l’ensemble, pas plus que les tours grises très précisément disposées en « échelle » pour former des carrés concentriques de hauteur croissante.

L’avenue où avançait Rand devint une sorte de longue et large rampe menant à de massives portes de bronze. Au-delà, dans une immense cour carrée, des soldats teariens attendaient, immobiles comme des statues, leur lance inclinée. D’autres montaient la garde sur les balcons de pierre qui dominaient la cour.

Des murmures coururent dans les rangs lorsque les Promises apparurent, mais ils furent vite remplacés par des acclamations :

— Gloire au Dragon Réincarné ! Gloire au seigneur Dragon et à Tear ! Gloire au seigneur Dragon et au Haut Seigneur Meilan !

À voir l’expression innocente de Meilan, on aurait pu croire que ces manifestations étaient spontanées.

Premiers Cairhieniens que Rand voyait au palais, des serviteurs en tenue sombre accoururent avec de grandes coupes d’or ouvragé et des carrés de lin blanc, les proposant à Rand alors qu’il n’avait même pas terminé de descendre de sa monture. Ou plutôt de s’en laisser glisser. Tandis que d’autres serviteurs venaient prendre en charge son cheval, il commença à se rafraîchir les mains et le visage, saisissant ce prétexte au vol pour laisser Aviendha mettre pied à terre toute seule. Dans son état, s’il avait voulu l’aider, ils auraient tous les deux fini étalés dans la poussière.

De sa propre initiative, Sulin choisit vingt Promises, en plus d’elle-même, pour accompagner Rand à l’intérieur. Se réjouissant qu’elle n’ait pas voulu le faire escorter par une petite armée de guerrières, le jeune homme déplora cependant la présence d’Enaila, de Lamelle et de Somara dans cette sélection. Lorsqu’elles le regardèrent pensivement – surtout Lamelle, une guerrière aux cheveux roux à la mâchoire chevaline qui devait avoir vingt ans de plus que lui – il tenta de leur sourire mais réussit tout au plus à grincer des dents. À l’évidence, Aviendha avait réussi à parler derrière son dos à Sulin et aux trois redoutables matrones.

Avec les Promises, je n’arriverai sans doute à rien, mais je jure que toutes les autres Aielles sauront que c’est le Car’a’carn qui commande !

En tenue d’apparat, les autres Hauts Seigneurs accueillirent Rand au pied du grand escalier de marbre gris qui conduisait au palais proprement dit. Au premier coup d’œil, Rand devina qu’ils ne se doutaient pas que Meilan était parti à la hâte à sa rencontre alors qu’il était déjà en ville. Curieusement alangui pour un type si massif, Torean au visage en forme de pomme de terre avait plaqué sur son nez un mouchoir parfumé. Sa barbe huilée le faisant paraître encore plus chauve que nature, Gueyam serrait ses poings de la taille d’un jambonneau et il foudroya Meilan du regard tout en s’inclinant devant Rand. Maraconn aux yeux bleus, une rareté dans son pays, serrait les lèvres au point qu’elles en disparaissaient presque tandis que le nez pointu de Simaan semblait trembler d’indignation. S’il souriait de toutes ses dents, Hearne tirait sans s’apercevoir sur le lobe d’une de ses oreilles, la preuve irréfutable qu’il bouillait de rage. Seul Aracome, mince comme une lame, semblait n’éprouver aucune émotion négative. Mais il était homme à laisser couver sa fureur sous les braises avant de la laisser éclater au grand jour.