Dans un silence tel qu’il s’entendait respirer, Rand prit enfin la parole :
— Ce trône appartient à quelqu’un d’autre… Et après avoir passé trop de temps en selle, je n’ai aucune envie d’un siège si dur. Qu’on m’apporte donc un fauteuil confortable.
Le silence qui suivit fut vite brisé par des vagues de murmures. Un bref instant, Meilan trahit sa stupéfaction, un spectacle qui faillit faire éclater Rand de rire. Selon toute vraisemblance, Asmodean ne se trompait pas au sujet des intentions du bonhomme. Cela dit, le Rejeté aussi le regardait avec des yeux ronds.
Le serviteur à la veste brodée d’étoiles arriva quelques minutes plus tard, suivi par deux domestiques cairhieniens portant un fauteuil à haut dossier lesté de plusieurs coussins de soie. Avec des regards inquiets pour Rand, le vieux Tearien indiqua à ses assistants où poser le siège.
Les pieds étaient outrageusement ornés de dorures, mais comparé au Trône du Soleil, ce fauteuil restait un modèle de sobriété.
Alors que les trois domestiques se retiraient à reculons en s’inclinant à chaque pas, Rand poussa sur le côté une grande partie des coussins et s’assit avec un vif soulagement intérieur, le moignon de lance sur les genoux. Il prit cependant garde à ne pas soupirer d’aise. Aviendha le surveillait bien trop étroitement, et les regards qu’elle échangeait avec Samara ne laissaient planer aucun doute sur ce qui risquait d’arriver s’il trahissait le moindre signe de faiblesse.
Mais quels que soient ses problèmes avec la future Matriarche et les Far Dareis Mai, tout le monde dans cette salle attendait avec impatience qu’il prenne la parole.
Au moins, ils sautent tous quand je dis le mot « grenouille », songea Rand.
Ça ne leur plaisait sans doute pas, mais ils lui obéissaient.
Avec l’aide de Moiraine, il avait déterminé ce qu’il devait faire ici. Sur certains points, d’ailleurs, il n’aurait pas eu besoin des suggestions de l’Aes Sedai. Pourtant, il aurait été rassuré qu’elle soit là, prête à lui souffler des choses à l’oreille en cas de besoin. Dans tous les cas, ç’aurait été mieux que d’avoir Aviendha guettant le moment de faire intervenir Somara. Mais attendre n’aurait eu aucun sens, puisque tous les nobles teariens et cairhieniens présents en ville étaient réunis pour l’écouter.
— Pourquoi les Cairhieniens sont-ils au second rang ? lança Rand. (Les nobles échangèrent des regards perplexes.) Les Teariens sont venus pour aider, ça n’est pas une raison pour qu’ils monopolisent les premières places. Veuillez donc vous placer par ordre d’importance, sans tenir compte de la nationalité.
Rand aurait eu du mal à dire qui des Teariens ou des Cairhieniens parut le plus stupéfait. Tout de même, il remarqua que Meilan et les six autres semblaient avoir envie d’avaler leur langue – oui, même le placide Aracome, soudain blanc comme un linge.
Dans un concert de grincements de bottes et de bruissements de soie, et en échangeant des regards glaciaux, tout ce beau monde exécuta l’ordre du Dragon Réincarné. Quand ce fut terminé, des hommes et des femmes arborant des rayures sur la poitrine occupaient pratiquement la totalité du premier rang, les Teariens étant relégués au second. Du coup, Meilan et ses six pairs avaient été rejoints par le haut du panier de la noblesse du cru. Enfin, rejoints… Les deux groupes étaient séparés par trois bons pas, et ils évitaient de se regarder, comme si le moindre contact visuel avait pu déclencher une bataille rangée. Tous les regards étant du coup braqués sur Rand, il constata que les Teariens bouillaient de rage alors que les Cairhieniens demeuraient de glace – avec peut-être l’indice d’un futur dégel, cependant, s’il interprétait bien ce qu’il voyait dans les yeux de ces gens.
— J’ai remarqué les étendards qui flottent sur la ville, et il est juste que les Croissants de Tear en fassent partie. Sans le grain livré par Tear, le Cairhien n’aurait plus un seul citoyen vivant susceptible de hisser un étendard. Et sans les épées teariennes, les habitants de cette cité qui ont survécu au siège, nobles comme roturiers, seraient en train d’apprendre à obéir aux Shaido. Bref, Tear a largement mérité cet honneur.
Bien entendu, les Teariens se rengorgèrent, hochant vigoureusement la tête et échangeant des sourires pleins de fierté. En revanche, les sept Hauts Seigneurs parurent troublés par cette déclaration peu cohérente avec la première initiative de Rand. Quant aux Cairhieniens, ils se regardèrent comme s’ils se demandaient si c’était du lard ou du cochon.
— Cela dit, je n’ai pas besoin de tant d’étendards à ma gloire. Qu’on en laisse donc un seul, sur la plus haute tour, afin qu’il se voie de loin. Et qu’on remplace les autres par des étendards du Cairhien, car le Soleil Levant doit flotter fièrement sur la capitale de son royaume. L’honneur du Cairhien est sacré, et rien ne doit le diminuer.
Le vacarme explosa si soudainement, se répercutant dans toute la salle, que les Promises levèrent leurs lances. Aussitôt, Sulin parla à ses sœurs dans le langage des signes et les voiles déjà à demi relevés retombèrent avec un bel ensemble. Oubliant leur statut, les nobles cairhieniens acclamaient le Dragon Réincarné comme le peuple l’avait fait un peu plus tôt dans les rues. Levant les bras en sautant sur place, ils auraient pu passer pour des habitants de la Ceinture s’amusant dans une foire. Dans ce joyeux désordre, ce fut au tour des Teariens d’échanger des regards surpris. Bizarrement, ils ne semblaient pas furieux. Même s’il regardait avec ébahissement les seigneurs et les dames qui donnaient de la voix et du geste, Meilan paraissait ne pas savoir sur quel pied danser, et ses six collègues paraissaient partager son incertitude.
Rand n’aurait su dire comment tous ces gens avaient interprété sa déclaration. Bien entendu, il avait espéré que certains, surtout les Cairhieniens, comprendraient ce qu’il voulait sous-entendre – voire ce qu’il désirait dire exactement – mais rien ne l’avait préparé à une telle réaction. Cela dit, la légendaire retenue des Cairhieniens pouvait laisser de temps en temps la place à une formidable exubérance. Moiraine lui en avait touché un mot, sans s’étendre sur le sujet en dépit de sa volonté entêtée de lui faire entrer dans la tête une infinité de notions. Si cette retenue cédait, s’était-elle contentée de dire, le résultat pouvait être surprenant. C’était bien le mot, en effet…
Quand les vivats se furent enfin calmés, on passa aux serments d’allégeance. Le visage fermé, Meilan fut le premier à s’agenouiller devant Rand pour jurer au nom de la Lumière, et de tous ses espoirs de salut et de résurrection, de servir fidèlement le Dragon Réincarné et de lui obéir. Ce très ancien serment, espérait Rand, aurait peut-être assez d’impact pour contraindre certains nobles réticents à tenir parole. Lorsque Meilan eut embrassé la pointe du moignon de lance – en se grattant la barbe pour tenter de dissimuler sa grimace – il fut remplacé par dame Colavaere. Très jolie, cette femme dans la fleur de l’âge arborait des bandes de couleur du cou jusqu’aux genoux. Ses mains dépassant des poignets ornés de dentelle couleur ivoire placées entre celles de Rand, elle prononça les paroles rituelles d’une voix claire et assurée dans laquelle Rand reconnut l’accent musical qui lui était devenu si familier depuis qu’il côtoyait Moiraine. Dans le regard de dame Colavaere, il reconnut un peu du « tranchant » de celui de l’Aes Sedai, surtout quand sa nouvelle vassale lorgna Aviendha avant de le gratifier d’une révérence et de se retirer.