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Les cheveux en bataille, leur veste froissée comme s’ils s’étaient roulés dans la poussière, les deux hommes étaient assis sur des tabourets, près du feu de cuisson. Un filet rouge coulait de sous le tampon de tissu que Thom se plaquait sur le front, du sang séché maculait sa joue et tachait également sa moustache. Une bosse de la taille d’un œuf juste à côté d’un œil, Juilin tenait son bâton de bois clair d’une main enveloppée d’un bandage sanguinolent. Son ridicule chapeau conique, de travers sur son crâne, semblait avoir été piétiné par un troupeau de vaches.

D’après les bruits qui montaient de l’intérieur du chapiteau, les hommes de peine étaient déjà en train de laver les cages et Cerandin devait être près de ses s’redit, car aucun des hommes n’en aurait approché pour tout l’or du monde. À part ça, tout était calme autour des chariots. En fumant sa pipe à long tuyau, Petra aidait Clarine à préparer leur petit déjeuner. Un peu plus loin, deux Chavana étudiaient une sorte d’appareil en compagnie de Muelin, la contorsionniste, tandis que les deux autres conversaient avec deux des six femmes acrobates que Luca avait débauchées de la troupe de Sillia Cerano. Encore plus différentes les unes des autres que les « frères » Chavana, elles prétendaient pourtant être des sœurs et se faisaient appeler les Murasaka. Une des femmes qui parlaient avec Brugh et Taeric avait des yeux bleus et des cheveux presque blancs à force d’être blonds. L’autre, en revanche, arborait une peau presque aussi sombre que ses yeux.

Alors que les deux femmes étaient encore en robe, tous les autres artistes portaient leur tenue de représentation. Les Chavana en collants de couleur et torse nu, Muelin également en collants, mais rouges et assortis d’un gilet moulant, et Clarine dans une combinaison verte à paillettes.

Thom et Juilin s’attirèrent bien quelques regards, mais par bonheur, personne n’eut l’idée de venir s’enquérir de leur santé. Était-ce à cause de leur air de chien battu ? De toute évidence, ils savaient qu’ils allaient en prendre pour leur grade, et Nynaeve ne se sentait pas d’humeur à les épargner.

Poussant un petit cri dès qu’elle vit les deux compères, Elayne vint s’agenouiller à côté de Thom, sa colère de l’instant d’avant disparue en un clin d’œil.

— Qu’est-il arrivé ? Thom, ta pauvre tête ! Ce doit être terriblement douloureux. Je ne peux rien pour toi, mais Nynaeve va te soigner dans la roulotte. Vraiment, tu es trop vieux pour te fourrer dans des pétrins pareils.

Sa fierté offensée, le trouvère repoussa la jeune femme du mieux qu’il put sans pour autant lâcher sa compresse.

— Ce n’est rien, mon enfant ! J’ai déjà eu bien pire que ce ridicule bobo. Enfin, veux-tu bien me ficher la paix !

Bien qu’elle fût hors d’elle, Nynaeve ne se sentait pas disposée du tout à canaliser pour guérir ces guignols. Se campant devant Juilin, les poings plaqués sur les hanches, elle riva sur lui des yeux inquisiteurs.

— Qu’est-ce que ça veut dire, vous éclipser sans me prévenir ? (Autant faire savoir tout de suite à Elayne que ce n’était pas elle qui commandait.) Si vous vous étiez fait trancher la gorge, au lieu de récolter des gnons, comment aurais-je su ce qui vous était arrivé ? Vous n’aviez aucune raison de filer. Aucune ! L’affaire du bateau étant réglée, vous n’avez aucune excuse.

Juilin remit son chapeau en place et soutint le regard de Nynaeve.

— Réglée, l’affaire du bateau ? C’est pour ça que vous tournez comme des lionnes en cage, toutes les trois, et… ?

Le pisteur de voleurs se tut, car Thom venait de gémir, manquant tomber du tabouret.

Lorsque le trouvère eut assuré Elayne que ce n’était rien, juste un moment de faiblesse passagère, et qu’il se sentait prêt à aller danser – tout en coulant à Juilin un regard discret conçu pour échapper à l’attention des femmes –, Nynaeve se concentra de nouveau sur le Tearien au teint sombre afin d’en apprendre davantage sur cette affaire de lionnes en cage.

— Nous avons bien fait d’y aller, lâcha Juilin. Samara n’est plus qu’un banc de brochets qui s’acharnent sur un morceau de barbaque saignante. Dans toutes les rues, des fous traquent les Suppôts des Ténèbres et tous les « hérétiques » qui refusent de voir le Prophète comme le seul porte-parole du Dragon Réincarné.

— Ça a commencé il y a trois heures, près du fleuve, dit Thom.

Avec un soupir, il accepta qu’Elayne lui tamponne le visage avec un linge humide. Tandis qu’elle œuvrait, il parut ne pas entendre les murmures de la jeune femme – un exploit, puisque Nynaeve captait clairement les « espèce de vieu fou » et autres « tu aurais besoin que quelqu’un s’occupe de toi avant que tu te fasses trouer la peau » que la Fille-Héritière marmonnait avec autant d’exaspération que de sincère tendresse.

— J’ignore de quoi c’est parti… On accuse les Aes Sedai, les Capes Blanches, les Trollocs… Enfin, tout le monde sauf les Seanchaniens, mais seulement parce que ces gens ne connaissent pas leur existence. (Thom grimaça sous les soins d’Elayne, sans doute un rien trop vigoureux.) La dernière heure, nous étions un peu trop impliqués dans l’affaire pour enquêter.

— Il y a des incendies ! annonça Birgitte.

Petra et sa femme regardèrent dans la direction qu’elle désignait et se décomposèrent. Deux colonnes de fumée montaient déjà dans le ciel au-dessus de Samara, ou pas très loin.

Juilin se leva et regarda Nynaeve droit dans les yeux.

— Il est temps de filer. Nous risquons peut-être de nous faire repérer par Moghedien, mais j’en doute. Des gens courent dans toutes les directions, et d’ici à deux heures, il n’y aura pas deux colonnes de fumée mais cinquante. Les émeutiers se tourneront vers les chapiteaux quand ils auront fini de dévaster la ville. Nous faire tailler en pièces par ces gens ne vaut pas mieux que de tomber sur Moghedien.

— Ne prononce pas ce nom ! lança Nynaeve.

Elle plissa le front à l’intention d’Elayne, qui ne s’en aperçut pas. En dire trop à un homme était toujours une erreur. Dans le cas présent, Juilin avait raison, mais reconnaître trop vite qu’il ne se trompait pas devant un homme était une plus grande erreur encore.

— Je vais réfléchir à ta proposition, Juilin. Je détesterais fuir sans raison et apprendre qu’un bateau est arrivé juste après notre départ.

Le pisteur de voleurs dévisagea l’ancienne Sage-Dame comme si elle avait perdu la raison. Thom, lui, parvint à secouer la tête malgré les efforts d’Elayne pour la maintenir en place tandis qu’elle la tamponnait.

— D’ailleurs, ce bateau, il est peut-être déjà là, annonça Nynaeve, qui venait d’apercevoir une silhouette susceptible de leur annoncer une très bonne nouvelle.

Avec son bandeau peint, son visage couturé de cicatrices et l’épée attachée dans son dos, Uno attira à peine l’attention de Petra et des Chavana. En revanche, Muelin sembla avoir l’ombre d’un frisson. Tous les soirs, le vétéran s’était chargé lui-même de la visite rituelle, même s’il n’avait rien à raconter. Sa présence à cette heure indiquait qu’il avait du nouveau.

Comme d’habitude, il sourit à Birgitte, lorgnant de son œil unique l’abyssal décolleté, et l’héroïne, également comme à l’accoutumée, lui rendit son sourire et le couva d’un regard appréciateur. Dans le feu de l’action, Nynaeve, pour une fois, se ficha comme d’une guigne du comportement inconvenant de ces deux-là.

— Un bateau est arrivé ?

Le sourire d’Uno s’effaça.

— Oui, il y a un fich… un bateau, si je peux vous y conduire en un seul morceau.

— Nous savons, pour les émeutes. Mais quinze guerriers du Shienar suffiront à nous protéger.

— Vous savez…, grommela Uno avec un regard pour Thom et Juilin. Savez-vous que les maud… que les partisans de Masema affrontent les Fils de la Lumière dans les rues ? Savez-vous que ce fich… que ce type a ordonné à ses hordes de conquérir l’Amadicia par le feu et l’épée ? Des milliers ont déjà traversé la maud… – bon sang ! c’est insupportable ! – traversé le fleuve.