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— C’est possible, fit Nynaeve, mais j’escompte bien que vous teniez parole. Et vous avez juré de m’obéir, si vous voulez bien vous en souvenir. Oui, juré de m’obéir !

La répétition était destinée à Elayne, et Nynaeve la ponctua d’un regard appuyé.

Son morceau de tissu rouge de sang dans la main, la Fille-Héritière fit mine de n’avoir rien vu. Se tournant vers Uno, elle déclara :

— J’ai toujours entendu dire que les soldats du Shienar comptaient parmi les plus courageux du monde. (D’où sortait ce ton mielleux, après la soupe à la grimace ?) Enfant, je me suis souvent émerveillée des récits de leur bravoure. (Elayne posa une main sur l’épaule de Thom, mais son regard resta rivé sur le vieux guerrier.) Je ne les ai pas oubliés, et j’espère bien ne jamais avoir à le faire.

Birgitte approcha et entreprit de masser la nuque d’Uno en le regardant dans les yeux – oui, même le faux, dont la rougeur furieuse ne semblait pas la déranger.

— Trois mille ans à surveiller la Flétrissure, dit-elle gentiment.

Gentiment ! Depuis deux jours, elle n’avait plus parlé sur un ton urbain à Nynaeve !

— Trois mille ans, et jamais un pas en arrière qui ne fût payé par des flots de sang. Ce n’est pas Enkara, ni le col de Sorelle, mais je sais que tu feras ce qu’il faut.

— Femme, aurais-tu lu toute la fichue histoire des fichues Terres Frontalières ?

Uno tressaillit et jeta un regard inquiet à Nynaeve.

L’ancienne Sage-Dame avait dû se résoudre à exiger du vétéran un langage parfaitement correct, afin d’éviter tout dérapage. L’homme ne prenait pas ça bien, certes, mais l’héroïne n’avait aucune raison d’afficher ainsi sa désapprobation.

En désespoir de cause, Uno se tourna vers les deux éclopés.

— Vous pouvez leur parler ? Tenter ça, c’est une fich… c’est de la folie.

Juilin leva les bras au ciel et Thom rit de bon cœur.

— Tu as déjà rencontré une femme qui écoute la voix de la raison quand elle n’en a pas envie ? lança le trouvère à Uno.

Il grogna de douleur, car Elayne venait de changer de cible, tamponnant son cuir chevelu blessé avec bien plus d’énergie que nécessaire.

Le vétéran borgne secoua la tête.

— Eh bien, si je dois me faire embobiner, qu’il en soit ainsi… Mais écoutez bien la suite. Les gars de Masema ont trouvé le bateau – le Serpent de Rivière, ou un nom comme ça – moins d’une heure après qu’il eut accosté, mais les Fils de la Lumière s’en sont emparés. C’est ça qui a déclenché les hostilités. La mauvaise nouvelle, c’est que les Capes Blanches tiennent toujours les quais. Pour ne rien arranger, Masema a tout oublié au sujet du bateau. Je suis allé le voir, et il ne voulait pas en entendre parler. Tout ce qui l’intéresse, c’est de pendre haut et court des Fils de la Lumière et de contraindre l’Amadicia à s’agenouiller devant le seigneur Dragon. Pour ça, il est prêt à dévaster tout le pays. Bien sûr, il ne s’est pas cassé la tête à avertir tous ses partisans… Il y a eu des combats près du fleuve, et ils durent peut-être encore. Vous frayer un chemin parmi les émeutiers ne sera pas facile, mais s’il y a du grabuge sur les quais, je ne répondrai plus de rien. Quant à vous faire embarquer sur un navire contrôlé par les Fils…

Uno lâcha un long soupir et essuya d’un revers de la main la sueur qui ruisselait sur son front. Un si long discours sans ses mots favoris, de quoi l’épuiser pour de bon !

Impressionnée, Nynaeve aurait peut-être adouci un peu sa sentence, au sujet du vocabulaire d’Uno, mais elle était trop sonnée pour parler. Ce ne pouvait être qu’une coïncidence.

Par la Lumière ! J’avais parlé d’un bateau à tout prix, mais je ne m’attendais pas à ça.

L’ancienne Sage-Dame se demanda pourquoi Elayne et Birgitte la regardaient comme si de rien n’était. Elles étaient au courant de tout, comme elle, et aucune n’avait évoqué la possibilité que…

Les trois hommes échangèrent des regards perplexes. Grâce en soit rendue à la Lumière, ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Décidément, tout allait bien mieux quand ils ne savaient pas tout. Mais de toute façon, ce devait être une coïncidence.

Quand elle aperçut un quatrième homme qui approchait, se faufilant entre les chariots, Nynaeve fut d’abord soulagée, car ça lui permit de détourner les yeux de ses deux compagnes. Cela dit, son estomac faillit se retourner lorsqu’elle reconnut Galad.

Sans sa cape blanche ni son équipement – mais une épée sur le flanc –, il portait une tenue marron ordinaire et un simple chapeau plat en velours. C’était sa première visite à la ménagerie, et l’effet fut bien entendu dévastateur. D’instinct, Muelin fit un pas vers lui et les deux jolies acrobates se penchèrent en avant, bouche bée. Tout bonnement oubliés, les deux Chavana tirèrent la tête.

Clarine elle-même tira sur le devant de sa robe lorsqu’elle aperçut le jeune homme. Mais Petra retira sa pipe de sa bouche et souffla quelques mots. Aussitôt, sa compagne approcha de l’endroit où il était assis, éclata de rire et serra tendrement la tête du colosse contre sa généreuse poitrine. Pourtant, elle ne quitta pas Galad des yeux.

Nynaeve n’était pas d’humeur à avoir des vapeurs à cause d’un bellâtre. Du coup, son souffle s’accéléra à peine.

— C’est toi ? demanda-t-elle. C’est toi qui t’es emparé du Serpent de Rivière ?

— L’Anguille d’Eau Douce, corrigea Galad, stupéfait. Tu m’as demandé de vous obtenir un passage.

— Pas en déclenchant une émeute !

— Une émeute ? intervint Elayne. Tu veux dire une guerre ? Une invasion ! Tout est parti de ce navire…

— J’ai donné ma parole à Nynaeve, chère sœur, répondit calmement Galad. Mon devoir, c’est de faire en sorte que tu sois en sécurité à Caemlyn. Et ton amie aussi, bien sûr. Les Fils auraient tôt ou tard dû affronter le Prophète.

— Tu ne pouvais pas nous avertir que le bateau était arrivé ? grogna Nynaeve.

Les hommes et leur parole d’honneur… Parfois, c’était admirable, mais elle aurait dû écouter Elayne : ce garçon faisait ce qu’il estimait juste sans se soucier des conséquences négatives.

— J’ignore pourquoi le Prophète veut ce bateau, mais ce n’est sûrement pas pour vous y faire embarquer… (Nynaeve tressaillit.) De plus, j’ai réglé votre passage au capitaine alors qu’il était encore en train de décharger sa cargaison. Une heure après, un des hommes que j’avais laissés sur le navire, histoire qu’il n’appareille pas sans vous, est venu me dire que son camarade était mort et que le Prophète avait investi le navire. Je ne comprends pas ce qui te bouleverse ainsi, Nynaeve. Tu voulais un bateau, et je t’en ai trouvé un. (Pensif, Galad se tourna vers Thom et Juilin.) Qu’est-ce qui leur arrive ? Pourquoi se regardent-elles comme ça ?

— Les femmes…, soupira simplement Juilin, ce qui lui valut une claque sur la nuque de Birgitte.

Il la foudroya du regard, mais elle ne se démonta pas :

— Les piqûres de taon sont très douloureuses, dit-elle en souriant.

Plus très sûr de lui, le pisteur de voleurs remit son chapeau droit sur sa tête.

— Nous pouvons rester là à discuter jusqu’à la fin de la journée, lâcha Thom, ou essayer d’atteindre ce navire. D’autres ont payé pour nous le prix de notre passage, de toute façon…

Nynaeve tressaillit de nouveau. Quoi que Thom ait voulu dire par là, cette phrase avait pour elle un sens très particulier…

— Atteindre le fleuve ne sera pas facile, dit Galad. J’ai changé de tenue parce que les Capes Blanches ne sont pas très populaires à Samara, en ce moment. Mais la foule peut s’en prendre à n’importe qui.