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La remarque semblait n’être adressée à personne en particulier. En réalité, elle visait Rand, car c’était lui qui avait clamé haut et fort ce qu’un homme apprenait durant son séjour dans la forêt de verre. Après son éclat, les Matriarches et les chefs n’avaient plus pu se dérober aux questions qu’on leur posait. S’il restait un Aiel non informé dans le désert, c’était un ermite qui n’avait plus parlé à personne depuis un mois.

Très loin du glorieux héritage martial qu’ils revendiquaient, les Aiels étaient à l’origine des réfugiés impuissants jetés sur les routes par la Dislocation du Monde. À l’époque, tous les peuples étaient dans ce cas, mais les Aiels n’auraient jamais cru possible qu’on leur associe la notion d’impuissance. Plus grave encore, ils étaient en ce temps-là fidèles au Paradigme de la Feuille, refusant toute violence, même pour défendre leur vie. Dans l’ancienne langue, le mot « Aiel » signifiait « dévoué », et c’était à la paix que les Aiels se dévouaient à l’origine. Les guerriers actuels étaient en fait les descendants d’hommes et de femmes qui avaient tourné le dos au Paradigme, violant ainsi le serment prêté par une longue succession de générations. De cette antique tradition, il ne restait plus qu’une prescription : plutôt que de saisir une épée, un Aiel aurait préféré mourir. Une particularité que ce peuple tenait pour le symbole de sa fierté – la preuve qu’il était différent de tous ceux qui vivaient ailleurs que dans son désert.

À ce propos, Rand avait entendu certains Aiels affirmer qu’ils avaient été exilés dans cette terre hostile pour expier une faute originelle. Désormais, ils savaient en quoi elle consistait. Les hommes et les femmes qui avaient bâti Rhuidean au prix de leur vie – les rares fois où on en parlait, on les appelait les Jenn, la tribu qui n’existait pas – avaient compté parmi les loyaux serviteurs des Aes Sedai d’avant la Dislocation du Monde. Découvrir que la vérité n’avait rien à voir avec ce qu’on croyait depuis toujours n’était pas une expérience facile à vivre.

— Il fallait que la vérité éclate au grand jour, dit Rand.

Ils avaient le droit de savoir, car nul ne devrait être condamné à vivre dans le mensonge. Leur propre prophétie annonce que je les briserai…

« Il répandra le sang de ceux qui se nomment les Aiels comme de l’eau dans le sable et les brisera comme des brindilles desséchées. Mais il sauvera les derniers des derniers, et ceux-là survivront. »

De toute façon, même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu agir différemment.

Et puis, à quoi bon pleurer sur le lait répandu ? Seul l’avenir comptait.

Certains de ces hommes ne m’aiment pas et certains me haïssent parce que je ne suis pas né parmi eux. Mais ils me suivent, et j’ai besoin d’eux tous.

— Et qu’en est-il des Miagoma ?

Installé entre Rhuarc et Han, le chef Erim secoua la tête. Ses cheveux jadis roux à moitié blancs, il gardait cependant le regard vif d’un jeune homme. Ses longues mains encore impressionnantes indiquaient qu’il en avait toujours la vigueur et la force.

— Quand il saute, Timolan ne juge pas bon d’informer ses pieds de l’endroit où ils atterriront…, dit Jheran. Il a tenté d’unifier les tribus et essuyé un cinglant échec. Il n’appréciera pas que quelqu’un d’autre ait réussi, à mon humble avis.

— Il viendra, affirma Rhuarc. Timolan ne s’est jamais pris pour Celui qui Vient avec l’Aube. Et Janwin viendra aussi avec ses Shiande. Mais pas tout de suite. Ces deux-là doivent d’abord assimiler et digérer certaines réalités dérangeantes.

— Ils doivent accepter que Celui qui Vient avec l’Aube est un homme des terres mouillées ! s’écria Han. Ne vois aucune offense dans mes propos, Car’a’carn.

Rand n’entendit pas la moindre trace d’obséquiosité dans la voix de l’Aiel. Un chef n’était pas un roi, et le chef suprême ne faisait pas exception à cette règle. Au mieux, il était le premier parmi des égaux.

— Les Daryne et les Codarra nous rejoindront aussi, au bout du compte, dit Bruan très calmement.

Mais très vite, de peur que le silence, si on ne le comblait pas, ne devienne un prétexte pour danser avec les lances.

Au mieux, le premier parmi des égaux…

— Au terme de la Sidération, ils ont perdu bien plus de guerriers et de Promises que les autres tribus.

La Sidération… Le nom que les Aiels avaient donné à la période de stupéfaction qui avait précédé la fuite – ou plutôt, la désertion – de nombre d’entre eux.

— Pour l’instant, Mandelain et Indirian se soucient surtout de maintenir l’unité de leur tribu. Ils voudront tous les deux voir de leurs propres yeux les Dragons, sur tes bras, mais ils finiront par se joindre à nous.

Le doute ne planait donc plus que sur un clan – celui dont les chefs présents auraient préféré ne pas parler.

— Quelles nouvelles de Couladin et de ses Shaido ? demanda Rand.

Un long silence s’ensuivit, heureusement adouci par le fond musical de la harpe. Chacun attendant qu’un autre prenne la parole, les six Aiels, malgré leur stoïcisme fondamental, ne pouvaient s’empêcher de trahir leur inconfort. Jheran regardait pensivement l’ongle d’un de ses pouces, Bruan jouait avec les pompons d’argent de son coussin vert et Rhuarc lui-même s’abîmait dans la contemplation du tapis.

Des hommes et des femmes en robe blanche, tous plus gracieux les uns que les autres, vinrent faire le service du vin, posant une coupe d’argent devant chaque homme. Puis ils disposèrent sur le tapis de petits plateaux d’argent où on trouvait des olives, une rareté dans le désert, du fromage de brebis et les noix toutes ridées et de couleur très claire que les Aiels appelaient des pecara.

Sous la capuche de leur robe, les Aiels baissaient en permanence leurs yeux voilés par une soumission peu coutumière parmi leur peuple.

Capturés lors de batailles ou durant un raid, les gai’shain devaient jurer de servir docilement pendant un an et un jour. S’interdisant durant ce délai de toucher une arme ou de commettre un acte violent, ils retournaient ensuite dans leur tribu et dans leur clan comme si de rien n’était. Une étrange réminiscence du Paradigme de la Feuille… Le ji’e’toh – honneur et devoir était une traduction possible – exigeait que les captifs se comportent ainsi. Et ne pas respecter ce code était un des pires crimes dont un Aiel pouvait se rendre coupable. Le pire, peut-être… Parmi ces hommes et ces femmes, certains étaient peut-être en train de servir du vin à leur propre chef de tribu. Mais pas question qu’il le montre, même par un frémissement de paupière. Tant qu’il n’en avait pas fini avec son engagement, un gai’shain aurait fait mine de ne pas reconnaître son fils ou sa fille.

Rand s’avisa que ce point avait un lien direct avec la réaction de certains Aiels face à ses révélations. Pour eux, cela devait vouloir dire que leurs ancêtres avaient prêté le serment des gai’shain à vie – pour eux-mêmes et pour les générations à venir. Du coup, leurs descendants avaient tous violé le ji’e’toh en brandissant leurs armes.

Les six chefs s’étaient-ils à un moment ou à un autre tenu ce raisonnement ? Pour les Aiels, le ji’e’toh était une chose terriblement sérieuse.

Sans un bruit grâce à leurs chaussures aux semelles très souples, les gai’shain se retirèrent furtivement. Aucun chef ne saisit sa coupe ni ne s’intéressa à la nourriture.

— Y a-t-il un espoir que Couladin accepte de me rencontrer ? demanda Rand, sachant que la réponse serait négative.