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Nynaeve se demanda si elle devait secouer la tête ou en rester bouche bée. Les hommes étaient tous fous – jusqu’au dernier.

Lui tenant le bras comme s’ils allaient à un bal, Luca insista pour raccompagner la jeune femme jusqu’à sa roulotte.

Avançant en trombe au milieu des hommes de peine qui attelaient les chevaux, Elayne crut qu’elle allait avoir les tympans percés par les cris des hommes, les hennissements des équidés, les grognements des ours et les feulements des léopards. Surprise, elle s’avisa qu’elle marmonnait entre ses dents, produisant des sons comme tous ces animaux.

Dire que Nynaeve avait osé la critiquer parce qu’elle montrait ses jambes ! Et quand Valan Luca était arrivé, qui s’était redressé de toute sa hauteur, le souffle soudain court ?… D’ailleurs, il en avait été de même avec Galad…

La Fille-Héritière n’aimait pas particulièrement porter des collants. Cela dit, ceux-ci étaient confortables et tenaient bien moins chaud que des jupes. Désormais, elle comprenait mieux pourquoi Min aimait s’habiller en homme. N’était un détail : oublier le sentiment que la veste était en réalité une robe qui vous couvrait à peine les hanches. Jusque-là, elle y était difficilement parvenue, mais elle n’avait pas l’intention de le faire savoir à cette langue de vipère de Nynaeve.

Comment avait-elle pu ne pas comprendre que Galad tiendrait sa promesse à n’importe quel prix ? Car enfin, elle lui avait souvent parlé de lui. Quant à impliquer le Prophète… Une fois de plus, Nynaeve avait agi en ne réfléchissant pas plus loin que le bout de son nez.

— Tu as dit quelque chose ? demanda Birgitte.

Ayant relevé l’ourlet de sa robe pour marcher plus vite, l’héroïne dévoilait ses jambes de ses escarpins bleus brochés jusqu’à ses genoux, et même un peu plus haut. Et ses bas de soie étaient encore moins opaques que des collants…

Elayne s’arrêta net.

— Que penses-tu de la façon dont je suis habillée ?

— C’est excellent pour la liberté de mouvement. Bien sûr, c’est une chance que tes fesses ne soient pas trop grosses, tellement c’est moulant…

Repartant à grandes enjambées, Elayne tira furieusement sur sa veste. Question langue de vipère, Birgitte n’avait rien à envier à Nynaeve. Décidément, elle aurait dû exiger de sa Championne un serment d’obéissance, ou au moins, demander qu’elle fasse montre d’un minimum de respect. Lorsqu’elle prendrait Rand comme Champion, il faudrait qu’elle se souvienne de ça.

Quand Birgitte eut rattrapé Elayne, l’air morose comme si c’était elle qui venait d’être bousculée dans sa dignité, les deux femmes ne desserrèrent plus les lèvres.

Vêtue de sa robe verte à paillettes, la Seanchanienne aux cheveux clairs utilisait son aiguillon pour guider le grand s’redit mâle présentement occupé à pousser le chariot qui contenait la cage du lion à crinière noire. Un homme de peine en gilet de cuir miteux tenait le bras du véhicule pour l’orienter dans le sens où on pourrait lui adjoindre plus aisément son attelage. Énervé, le lion marchait de long en large en agitant la queue et en lâchant de temps en temps une sorte de raclement de gorge qui ressemblait au début d’un rugissement.

— Cerandin, dit Elayne, il faut que je te parle.

— Dans un moment, Morelin…

Concentrée comme elle l’était, Cerandin avalait encore plus ses mots, rendant ses propos presque inintelligibles.

— Non, tout de suite ! Le temps presse.

La Seanchanienne attendit quand même que le s’redit ait poussé le chariot dans la bonne position.

— Que veux-tu, Morelin ? demanda-t-elle alors, plutôt brusquement. J’ai beaucoup de travail, et je voudrais me changer. Cette robe n’est pas faite pour voyager.

Derrière la jeune femme, son monstrueux animal attendait patiemment.

— Nous partons, Cerandin, fit Elayne, les lèvres pincées.

— Oui, je sais, les émeutes… De telles choses ne devraient pas arriver. Si ce Prophète veut nous faire du mal, il découvrira de quoi Mer et Sanit sont capables.

Cerandin se tourna pour flatter l’épaule de Mer avec son aiguillon. Ravi, le monstre lui rendit la pareille avec son long museau – une « trompe », selon sa maîtresse.

— Certains préfèrent les lopar ou les grolm pour la bataille. Mais les s’redit, quand on sait les utiliser…

— Tais-toi et écoute ! coupa Elayne.

Entre une Seanchanienne obtuse et Birgitte qui la regardait, les bras croisés, la Fille-Héritière eut quelque peine à conserver sa dignité. D’autant plus que l’héroïne, elle l’aurait juré, guettait la première occasion de lui lancer une de ses piques.

— Je ne parlais pas de la ménagerie, mais de moi-même, de Nana et de toi. Nous embarquerons ce matin. Et dans quelques heures, nous serons pour toujours hors d’atteinte du Prophète.

Cerandin secoua la tête.

— Peu de navires fluviaux peuvent transporter des s’redit, Morelin. Et même si tu en as trouvé un, que feront mes animaux ? Et que ferai-je ? Je doute de pouvoir gagner autant qu’avec maître Luca, même s’il y a toi pour le funambulisme, Maerion pour le tir à l’arc et Thom pour la jonglerie. Non, il vaut mieux que nous restions tous avec la troupe.

— Il faudra en effet laisser les s’redit en arrière, reconnut Elayne, mais je suis sûre que maître Luca s’occupera très bien d’eux. Nous ne donnerons plus de représentations, Cerandin. Ce n’est plus nécessaire. Là où je vais, des gens aimeraient en savoir plus long sur…

Elayne s’aperçut qu’un des hommes de peine, un type très mince avec un nez en forme de patate, était assez près pour les entendre.

— Eh bien, sur l’endroit d’où tu viens. Ces gens ont besoin d’en apprendre bien plus que ce que tu nous as déjà dit.

Non, le type n’espionnait pas, il reluquait. Tour à tour, la poitrine de Birgitte et… les jambes d’une future reine. La Fille-Héritière le foudroya du regard jusqu’à ce qu’il cesse de sourire et s’en retourne à ses occupations.

Cerandin secoua de nouveau la tête.

— Tu voudrais que je laisse Mer, Sanit et Nerin aux soins d’hommes qui ont peur de s’en approcher ? Pas question, Morelin ! Nous allons rester avec maître Luca. Et toi aussi. C’est la meilleure chose à faire. Tu te souviens comme tu étais perdue et en piteux état le jour de ton arrivée ? Tu ne voudrais pas revenir à ta vie misérable ?

Elayne prit une grande inspiration et avança vers la Seanchanienne. À part Birgitte, personne n’était à portée d’oreille, mais elle préférait ne prendre aucun risque.

— Cerandin, mon vrai nom, c’est Elayne de la maison Trakand et je suis la Fille-Héritière du royaume d’Andor. Un jour, je monterai sur le trône.

D’après le comportement de Cerandin, le premier jour, sans parler de ce qu’elle leur avait raconté sur le Seanchan, cette déclaration aurait dû venir à bout de toute résistance. Mais la Seanchanienne riva ses yeux dans ceux d’Elayne et lâcha :

— Quand tu es arrivée, tu prétendais être une noble… (Cerandin baissa les yeux sur les collants à paillettes.) Tu es une très bonne funambule, Morelin. Avec de l’exercice, tu pourras devenir excellente et te produire devant l’Impératrice en personne. En ce monde, chacun a sa place et doit y rester.