Elayne en resta sans voix. Cerandin ne la croyait pas.
— J’ai perdu assez de temps ! s’écria la Fille-Héritière quand elle fut remise de sa stupéfaction.
Elle tendit un bras pour saisir celui de Cerandin et l’entraîner de force avec elle. Mais la dompteuse de s’redit lui prit le poignet au vol et lui tordit le bras. Sur la pointe des pieds, Elayne se demanda si son poignet allait céder avant que son épaule soit déboîtée. Les bras croisés, Birgitte ne broncha pas, se permettant même de lever un sourcil interrogateur.
Elayne serra les dents. Non, elle n’appellerait pas au secours !
— Lâche-moi, Cerandin ! ordonna-t-elle d’une voix qu’elle aurait aimée moins haut perchée. J’ai dit : lâche-moi !
La Seanchanienne finit par obéir et recula, méfiante.
— Tu es mon amie, Morelin, et tu le seras toujours. Qui sait ? tu deviendras peut-être une dame… Tu en as l’envergure, et si un haut seigneur te remarque, il fera peut-être de toi une de ses asa. Et parfois, les asa deviennent des épouses. Que la Lumière brille sur toi, Morelin. Moi, j’ai encore du travail.
Elle tendit son aiguillon, Mer y enroula sa trompe, se laissant guider docilement par sa maîtresse.
— Cerandin ! appela Elayne. Cerandin !
La Seanchanienne ne se retourna pas.
— Merci de ton aide, fit Elayne en foudroyant Birgitte du regard.
Puis elle se détourna et partit sans attendre de réponse. La Championne la suivit et la rattrapa assez vite.
— D’après ce que j’ai entendu et vu, tu as passé beaucoup de temps à apprendre à cette femme qu’elle est une personne libre et indépendante. Tu croyais que j’allais t’aider à la ramener à son ancien statut de soumission ?
— Ce n’était pas mon intention, se défendit Elayne. Je voulais prendre soin d’elle. Cette femme est très loin de chez elle, et beaucoup de gens, s’ils savaient d’où elle vient, la traiteraient très durement.
— Elle semble capable de se débrouiller seule, insista Birgitte. Mais serait-ce toi qui le lui as appris ? Avant de te rencontrer, était-elle un pauvre être vulnérable ?
Le regard de braise d’Elayne parut avoir autant d’effet sur l’héroïne qu’un glaçon sur du métal en fusion.
— Tu n’as pas bougé le petit doigt ! Pourtant, tu es censée être ma…
Elayne regarda autour d’elle. Bizarrement, plusieurs hommes de peine détournèrent vivement la tête.
— … Ma Championne ! Et ça implique de venir à mon secours quand je ne peux pas canaliser le Pouvoir.
Birgitte regarda elle aussi alentour – hélas, il n’y avait personne susceptible de l’inciter à tenir un peu sa langue.
— Je te défendrai quand tu seras en danger, pas quand tu risqueras simplement que quelqu’un te mette en travers de ses genoux pour te flanquer une fessée méritée parce que tu te comportes comme une enfant gâtée. À force d’en prendre, des fessées, tu pourrais finir par assimiler quelques leçons utiles. Aller lui raconter que tu es une future reine ! Enfin ! Si tu entends devenir une Aes Sedai, apprends dès à présent à distordre la réalité, pas à la casser en deux !
Elayne faillit s’emmêler les pieds et s’étaler dans la poussière.
— Mais je suis une future reine !
— Si tu le dis…, marmonna Birgitte en baissant les yeux sur les collants à paillettes.
Elayne ne put pas se contenir. D’abord cette langue de vipère de Nynaeve, puis Cerandin se montrant têtue comme deux mules, et pour finir, l’insubordination de sa Championne. Inclinant la tête en arrière, la jeune femme cria de rage.
Quand elle cessa, il lui sembla que tous les animaux s’étaient tus. Tous les hommes de peine la regardaient, abasourdis. Bien entendu, elle s’en ficha… royalement. Plus rien ne pouvait l’atteindre désormais. D’un calme parfait, elle se contrôlait totalement.
— C’était un appel au secours ? demanda Birgitte. Ou aurais-tu faim ? S’il le faut, je pourrais trouver une nourrice dans…
Elayne s’éloigna avec un rugissement qui aurait fait la fierté du plus exigeant des léopards.
48
Des adieux…
Une fois de retour dans la roulotte, Nynaeve revêtit une robe décente, non sans râler d’abondance parce qu’elle dut défaire seule des dizaines de boutons puis en fermer des dizaines d’autres. La robe de laine grise, très ordinaire, bien qu’elle fût d’une bonne coupe, n’attirerait pas l’attention sur elle, mais elle lui tiendrait beaucoup plus chaud. Pourtant, elle fut ravie d’être de nouveau habillée correctement – non sans l’impression bizarre, pourtant, de porter bien trop de vêtements. Mais ça, ce devait être dû à la chaleur.
S’agenouillant devant le poêle, elle ouvrit la porte de fer qui protégeait ses trésors et ceux d’Elayne.
L’anneau de pierre, la chevalière de Lan et sa bague au serpent seraient très bien dans la bourse qu’elle portait à la ceinture. Le coffret doré contenant les gemmes offertes par Amathera trouva place dans le sac de cuir où l’ancienne Sage-Dame rangeait les sachets d’herbes « empruntés » à Ronde Macura, à Mardecin, ainsi que le petit mortier et le pilon qui servaient aux préparations. Du bout des doigts, elle toucha les sachets pour se remémorer ce qu’ils contenaient, de la précieuse plante soigne-tout à la répugnante fourche-racine. Elle fourra aussi dans le sac les lettres de crédit et trois bourses sur six – toutes bien dégonflées après le paiement des frais de voyage de la ménagerie jusqu’au Ghealdan. S’il avait renoncé à ses cent couronnes d’or, Valan Luca n’avait pas fait montre de la même générosité en ce qui concernait le défraiement.
Une des lettres de la Chaire d’Amyrlin donnant à la porteuse toutes sortes de droits finit aussi dans la bourse de Nynaeve. À Samara, on avait entendu seulement de très vagues rumeurs sur les troubles récents à Tar Valon. Du coup, même avec la signature de Siuan Sanche, la lettre pouvait se révéler utile.
Nynaeve laissa dans le poêle la boîte en bois noir, les trois autres bourses et le sac de toile de jute qui contenait l’a’dam – un objet qu’elle refusait de toucher. Elle ne prit pas non plus la flèche d’argent qu’Elayne avait trouvée la nuit de la calamiteuse rencontre avec Moghedien.
Un moment, elle regarda le projectile en songeant à Moghedien. Le mieux semblait de faire tout ce qui était possible pour l’éviter.
Pourtant, j’ai eu le dessus sur elle une fois !
Pour se retrouver suspendue comme un chapelet de saucisses dans une cuisine, la deuxième fois. Sans Birgitte…
Elle a pris sa décision seule !
L’héroïne le clamait, et c’était la stricte vérité.
Je pourrais vaincre de nouveau Moghedien. Certes, mais si j’échouais…
Si elle échouait…
Nynaeve prit conscience qu’elle tentait de retarder le moment de s’occuper de la bourse en peau de chamois rangée tout au fond de la cachette. Pourtant, quelle différence y avait-il entre l’horreur que lui inspirait cette bourse et l’idée d’être une nouvelle fois vaincue par Moghedien ? Retenant son souffle, la jeune femme saisit les cordons de cuir et tira vers elle la sinistre bourse. Aussitôt, elle comprit qu’elle se trompait. La différence était énorme ! Le mal semblait envelopper sa main, comme si le Ténébreux tentait de se libérer en traversant le sceau en cuendillar enfermé dans la bourse. Broyer du noir une journée entière au sujet d’une éventuelle défaite contre la Rejetée n’était rien comparé à ce contact direct et tangible avec les Ténèbres.
Sans doute un tour que lui jouait son imagination, car à Tanchico, Nynaeve n’avait pas du tout eu le même sentiment. Mais elle regrettait de ne pas pouvoir confier le disque à Elayne, ou mieux encore, de n’avoir pas la possibilité de le laisser là.