Surprise ultime, Latelle en personne vint faire ses adieux – très brièvement – avec des excuses, des sourires mielleux et une lueur dans le regard indiquant qu’elle aurait été prête à porter tous les bagages seule si ça avait pu accélérer le départ de tous ces fâcheux.
En revanche, Cerandin ne se montra pas. Assez étonnée, Nynaeve n’en eut pas vraiment le cœur brisé. Même si Elayne s’entendait à merveille avec la Seanchanienne, l’ancienne Sage-Dame, depuis la malheureuse affaire où elle s’était fait rosser, sentait en permanence une sorte de tension dès qu’elle se trouvait à proximité de sa Némésis. Et l’absence d’un malaise correspondant chez Cerandin ne faisait rien pour arranger les choses, bien au contraire.
Luca vint naturellement le dernier. Offrant à Nynaeve un pitoyable bouquet de fleurs des champs desséchées – la Lumière seule savait où il les avait dénichées –, il protesta de son amour éternel pour la « mère de ses enfants », débita d’interminables et extravagants compliments sur sa beauté et jura, la main sur le cœur, qu’il la reverrait un jour même s’il devait pour cela voyager jusqu’au bout du monde.
Nynaeve n’aurait su dire ce qui la fit le plus rougir dans ce discours délirant, mais au moins, son regard glacial effaça d’un coup le sourire goguenard de Juilin et l’air stupéfait d’Uno. Quoi que Thom et Galad aient pensé de tout ça, ils eurent la présence d’esprit de ne rien en montrer. Quant à Birgitte et Elayne, Nynaeve ne parvint pas à trouver la force d’âme de les regarder.
Elle resta donc là à écouter, les fleurs fanées baissant tristement la tête entre ses mains, et à s’empourprer comme une gamine. Un moment, elle envisagea de gifler Luca, histoire qu’il déguerpisse, mais une telle réaction l’aurait probablement encouragé à insister encore plus. Pire encore, ç’aurait fourni aux témoins des raisons supplémentaires de ricaner.
L’ancienne Sage-Dame eut du mal à ne pas soupirer de soulagement quand son crétin de galant se tut enfin, la saluant d’un grand balayage ridicule de sa cape rouge.
Sans lâcher les fleurs ni tourner la tête vers ses compagnons, pour ne pas rajouter à son malaise, Nynaeve se mit en chemin à grandes enjambées, ses ballots glissant sans cesse sur ses épaules, jusqu’à ce qu’elle soit sortie du chapiteau. Enfin hors de vue des chariots, elle jeta le bouquet avec une telle rage que Ragan et les autres hommes d’Uno, qui attendaient dans la prairie, non loin de la route, se regardèrent plus que pensivement. Tous portaient dans le dos un ballot – petit, bien entendu ! – mais ces guerriers, en revanche, s’étaient lestés d’assez de gourdes pour s’hydrater pendant des jours et beaucoup avaient une casserole ou une bouilloire accrochée à la ceinture. Parfait ! S’il fallait cuisiner, eh bien, ils s’en chargeraient.
Sans laisser le temps à ces types de décider si elle était dangereuse ou non, Nynaeve s’engagea seule sur la route.
Valan Luca était bien sûr la source de son courroux. L’avoir humiliée ainsi, quelle horreur ! Elle aurait dû le gifler, et que le Ténébreux emporte les témoins et ce qu’ils en auraient pensé. Cela dit, la cible de sa rage, c’était Lan Mandragoran. Qui ne lui avait jamais offert de fleurs. Encore que ça n’avait guère d’importance, car il avait su exprimer ses sentiments avec des mots d’une profondeur et d’une sincérité dont Valan Luca aurait été bien incapable. Tout ce que la jeune femme avait répondu au bouillant patron de ménagerie était vrai. Mais si Lan avait eu l’intention d’enlever sa belle, rien n’aurait pu l’en empêcher, même pas le Pouvoir, sauf si elle était parvenue à y recourir avant qu’il ait fait fondre son cerveau et trembler ses genoux à grand renfort de baisers. D’accord, mais les fleurs, c’était quand même pas mal, non ? En tout cas, préférable à d’interminables tirades sur les raisons qui rendaient leur amour impossible. L’éternel bla-bla des hommes ! Et leur sempiternel honneur ! Marié à la mort, disait-il. Et engagé dans une guerre personnelle contre les Ténèbres. Eh bien, il allait survivre et l’épouser, et s’il se montrait contrariant sur l’un ou l’autre point, elle le remettrait dans le droit chemin. L’ennui, c’était son lien avec Moiraine, qui le contraignait à la suivre comme son ombre. De quoi hurler de rage.
Nynaeve avait fait une bonne centaine de pas sur la route quand ses compagnons la rejoignirent, la regardant de biais. Tout en luttant contre les deux énormes ballots accrochés dans son dos – tant pis pour elle, elle n’était pas obligée de tout emporter –, Elayne se contenta d’un de ces soupirs bien féminins dont l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais tant regretté de n’avoir pas l’exclusivité. Birgitte, en revanche, marcha à côté de Nynaeve en marmonnant des amabilités sur les femmes qui fonçaient tête baissée à l’instar de jeunes Carpaniennes se jetant tête la première du haut d’une falaise.
Nynaeve ignora superbement les deux chipies.
Les hommes se déployèrent, Galad, Thom et Juilin marchant devant tandis que les guerriers du Shienar se chargeaient des flancs de la petite colonne, leurs yeux en perpétuel mouvement. Au milieu de cette garde d’honneur, Nynaeve se sentit totalement ridicule. Ces types croyaient-ils qu’une armée ennemie allait jaillir du sol ? Pensaient-ils que les trois femmes qu’ils escortaient étaient sans défense ? Pourquoi, imitant Uno, avaient-ils tous tiré au clair leur épée ? Car enfin, il n’y avait pas âme qui vive à trois lieues à la ronde, et tous les villages improvisés étaient déserts. Si Galad ne toucha pas à son épée, Juilin cessa de se servir de son bâton comme d’une canne et le brandit martialement. Quant à Thom, des couteaux apparaissaient dans ses mains pour disparaître aussitôt, comme s’il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait. Sans doute frappée par la contagion, Birgitte encocha une flèche sur son arc. Eh bien, pour s’en prendre à une bande pareille, il faudrait des émeutiers plus courageux que des lions !
Une fois dans Samara, cependant, Nynaeve regretta de n’avoir pas accepté l’assistance de Petra, des Chavana et de quiconque d’autre disposé à l’escorter.
Alors que les portes ouvertes n’étaient plus gardées, six colonnes de fumée noire montaient désormais de la ville. Dans les rues désertes, des fragments de vitres cassées craquèrent sous les semelles du petit groupe – le seul bruit, à part un bourdonnement lointain, comme si des guêpes géantes avaient envahi la cité. Des morceaux de meubles et des lambeaux de vêtements jonchaient les pavés au milieu de fragments de vaisselle, de casseroles cabossées et d’une multitude d’autres objets volés par des pillards dans des boutiques et des maisons ou semés en chemin par des fugitifs affolés.
Mais les dégâts n’étaient pas que matériels. À un endroit, Nynaeve aperçut un cadavre en veste verte dépassant à moitié d’une fenêtre. Un peu plus loin, un homme vêtu de haillons avait été pendu à l’enseigne d’un marchand de produits en fer-blanc. De temps en temps, en passant devant une ruelle, la jeune femme aperçut ce qui semblait être des ballots de vêtements abandonnés. Mais les ballots ne portaient ni chaussures ni chapeau…
Dans l’entrée d’une maison dont la porte brisée tenait encore par miracle à ses gonds, des flammes léchaient une cage d’escalier d’où les premières volutes de fumée commençaient à se dégager. Si les rues étaient vides, les responsables de ces exactions ne devaient pas être partis depuis longtemps. Tournant sans cesse la tête pour veiller au grain dans toutes les directions, Nynaeve posa la main sur le manche du couteau accroché à sa ceinture.
Parfois, le bourdonnement, tel un cri de rage collectif, semblait se rapprocher comme si les « guêpes » étaient à une rue de distance. À d’autres moments, il se faisait tout aussi discret qu’un murmure. Et bien entendu, quand les ennuis frappèrent, ce fut presque en silence et sans le moindre avertissement.