Comme une meute de loups en chasse, la horde d’hommes surgit des deux côtés de la rue dans un martèlement de semelles de bottes. Évidemment, découvrir trois femmes fit à ces prédateurs l’effet que produit une torche enflammée jetée dans un grenier à foin. Chargeant tous ensemble, ces bandits brandissaient des fourches, des épées, des haches et des massues plus une infinité d’outils ou d’ustensiles susceptibles de servir d’armes.
Encore assez en colère pour s’unir au saidar, Nynaeve réagit avant même d’avoir vu l’aura du Pouvoir envelopper Elayne. À elle seule, l’ancienne Sage-Dame aurait pu arrêter la populace d’une dizaine de façons différentes, et si elle avait voulu la massacrer, elle aurait eu une bonne dizaine d’autres méthodes à sa disposition. Hélas, c’était compter sans Moghedien… La même considération incitait-elle Elayne à se retenir ? Peut-être et peut-être pas… Pour son compte, Nynaeve s’accrochait avec une égale ferveur à sa colère et à la Source Authentique, et son problème était bien plus l’éventualité d’attirer l’attention de Moghedien que la menace représentée par les émeutiers. Tant qu’il y aurait une autre façon de s’en sortir, comprit-elle, il ne serait pas question qu’elle intervienne. Et elle regrettait presque de ne pas pouvoir couper les flux tissés par Elayne. Il devait y avoir une autre solution !
Vêtu d’une veste rouge froissée qui avait dû appartenir à quelqu’un d’autre, si on en jugeait par les broderies vert et or, un colosse hirsute se détacha des autres, une hache de bûcheron levée au-dessus de sa tête. La flèche tirée par Birgitte se fichant dans son œil droit, il tomba comme une masse et fut aussitôt piétiné par ses compagnons aux yeux haineux et à la bouche ouverte sur un rugissement de rage muet.
Rien n’arrêterait ces tueurs. Avec un petit cri, moitié indignation et moitié terreur, Nynaeve dégaina son couteau et se prépara à canaliser.
Comme une vague sur des rochers, la charge se brisa sur l’acier du Shienar. Presque aussi loqueteux que leurs adversaires, les guerriers au crâne rasé surmonté d’un toupet manièrent leur épée à longue poignée avec la précision d’artisans concentrés sur leur ouvrage, et les hostilités se déroulèrent sur la fine ligne de « front » qu’ils venaient de constituer. Criant leur amour pour le Prophète, des hommes tombaient les uns après les autres, mais de nouveaux fanatiques les remplaçaient aussitôt, piétinant leurs cadavres.
Bien entendu, ce fou de Juilin était venu se placer en première ligne, son bâton déviant les épées à la vitesse de l’éclair et brisant des bras ou des crânes presque à chaque coup. Placé un peu en retrait, sa claudication plus marquée que jamais, Thom allait et venait le long du front, se chargeant d’égorger ou d’éventrer les rares assaillants qui parvenaient à passer. Avec un couteau dans chaque main, rien de plus, il parvenait sans peine à embrocher des escrimeurs bien plus jeunes et bien plus valides que lui.
Au combat, le vieil artiste conservait une expression fermée, comme s’il ne trouvait rien d’exaltant dans tout ça. Pourtant, quand un type en gilet de forgeron faillit blesser Elayne avec sa fourche, le trouvère se transforma soudain en un fauve rugissant. Bondissant sur l’agresseur, il le décapita à moitié tant il mit d’énergie à lui trancher la gorge.
Dans la cohue, Birgitte, toujours très calme, décochait flèche sur flèche, chacune trouvant un œil comme cible.
Si les rochers du Shienar, avec un peu d’aide, parvinrent à contenir la déferlante humaine, ce fut Galad qui la repoussa. Tranquille comme s’il attendait la danse suivante, lors d’un bal, il avait attendu les bras croisés, daignant seulement dégainer son épée lorsque les fanatiques furent quasiment sur lui. À ce moment-là, il se mit à danser, effectivement, sa grâce se muant en une fluidité mortelle. Ne s’opposant pas à la progression ennemie, il alla tout au contraire à sa rencontre, semant la mort au cœur même des rangs serrés de brutes. À certains moments, cinq ou six hommes parvinrent à l’encercler, épée, hache ou fourche brandies, mais ce fut la dernière chose qu’ils firent avant de mourir. Au bout du compte, malgré leur rage aveugle et leur soif de sang, les émeutiers ne purent plus affronter ce véritable messager de la mort. Jetant ses armes, un premier homme tourna les talons et s’enfuit. Le signal de la débandade. Les autres l’imitèrent, s’en retournant d’où ils venaient en laissant leur vainqueur debout seul au milieu d’un champ de cadavres et d’agonisants.
Nynaeve frissonna lorsque Galad se pencha pour essuyer sa lame sur la veste d’un mort. Même en faisant ça, il restait gracieux comme un félin. L’ancienne Sage-Dame eut néanmoins l’impression qu’elle allait rendre son petit déjeuner…
Combien de temps pour ce carnage ? Hors d’haleine, plusieurs guerriers du Shienar appuyés à leur épée regardaient Galad avec des yeux pleins de respect. Plié en deux, une main sur son genou fragile, Thom tentait de se débarrasser d’Elayne en l’assurant qu’il avait simplement besoin de reprendre son souffle.
Combien de temps ? Quelques minutes ou une heure, c’était impossible à dire.
Alors qu’elle regardait les blessés gisant sur le sol, Nynaeve, pour la première fois de sa vie, n’éprouva ni pitié ni envie de leur porter secours. Non loin d’elle, une fourche reposait dans la poussière où son propriétaire l’avait jetée. La tête d’un homme était fichée sur une dent et celle d’une femme sur l’autre. Prise de nausée, Nynaeve se réjouit simplement qu’il ne s’agisse pas de sa tête à elle. Mais pourquoi tremblait-elle de froid par une chaleur pareille ?
— Merci, dit-elle à personne en particulier et à tous ceux qui l’entouraient. Merci beaucoup.
N’aimant pas avouer qu’elle avait eu besoin des autres, Nynaeve eut l’impression que ces mots lui arrachaient la gorge. Cependant, ils étaient sincères. Voyant Birgitte hocher la tête, l’ancienne Sage-Dame dut quand même lutter contre son naturel qui revenait au galop. Mais l’héroïne avait fait sa part du travail – soit beaucoup plus que Nynaeve.
— Tu tires très bien, souffla cette dernière en rengainant son couteau.
Avec un sourire entendu, comme si elle savait très bien ce que ce compliment coûtait à sa compagne, Birgitte entreprit de récupérer ses flèches. Révulsée, Nynaeve s’efforça de ne pas regarder.
La plupart des guerriers étaient blessés, tout comme Thom et Juilin. Par miracle, Galad, lui, était indemne. Un miracle ? Pas vraiment, vu la manière dont il avait manié son épée.
Masculins jusqu’à l’absurde, tous ces braves prétendirent bien sûr n’avoir que des égratignures. Un bras pendant le long du corps, une seconde balafre sur le visage – si la plaie n’était pas rapidement guérie, la cicatrice serait le reflet de la première –, Uno déclara pourtant qu’il fallait repartir au plus vite.
Même si elle se sentait l’obligation de guérir les blessés, Nynaeve trouva cependant judicieux de ne pas s’attarder. Alors qu’Elayne venait de passer un bras autour de la taille de Thom, il refusa de s’appuyer sur elle et commença à déclamer une légende en haut-chant. Au milieu des fioritures, on parvenait à peine à reconnaître l’histoire de Kirukan, la superbe reine guerrière du temps des guerres des Trollocs.
— À ses meilleurs moments, dit Birgitte, elle avait le caractère avenant d’un sanglier coincé dans un buisson d’épineux. Bien entendu, toute ressemblance avec une personne ici présente serait une coïncidence…
Nynaeve serra les dents. On ne l’y reprendrait plus à féliciter l’héroïne, quoi qu’elle ait pu faire. De toute façon, à cette distance, n’importe quel archer de Deux-Rivières aurait tiré aussi bien. Même un gamin.