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De toute évidence, Galad ne se doutait pas qu’elles n’avaient aucune intention d’aller à Caemlyn. Les hommes n’étaient jamais très intuitifs, alors, l’être à ce point…

Un long moment durant, les deux jeunes femmes évitèrent soigneusement de se regarder.

49

En route pour Boannda

Faire embarquer tous les fugitifs sur le bateau ne posa guère de problèmes une fois que Nynaeve eut mis les choses au point avec le capitaine. Quel que soit le prix qu’il estimait devoir facturer, il allait trouver de la place pour tout le monde, et au bout du compte, ce serait à la Sage-Dame de déterminer combien il méritait de recevoir – et le différentiel, sans nul doute, ne serait pas négligeable. Bien entendu, Nynaeve eut l’idée de demander à Uno et à ses hommes de montrer leurs armes, par exemple sous prétexte de les nettoyer, et cette initiative contribua au succès de l’opération. Quinze guerriers aux vêtements grossiers, aux traits durs maculés de sang et au crâne rasé (avec un toupet par-dessus le marché) en train d’aiguiser ou de huiler leur lame et de rire quand l’un d’eux racontait qu’il avait failli se faire embrocher comme un agneau, ne pouvaient qu’avoir un effet salutaire sur un capitaine enclin à la cupidité.

Nynaeve compta la somme tandis qu’elle laissait tomber les pièces dans la paume de Neres. Si cet exercice lui serra le cœur, il lui suffit de se souvenir des quais de Tanchico et des réfugiés désespérés pour continuer à compter. Car Neres avait raison sur un point : ces gens ne devaient pas avoir grand-chose dans les poches. En conséquence, la plus petite pièce de cuivre était précieuse pour eux.

Bien entendu, alors que cette affaire ne la regardait pas, Elayne crut bon de demander d’un ton mielleux si Nynaeve, pour avoir l’air de souffrir autant, venait de se faire arracher une dent.

Sur les ordres de Neres, l’équipage commença à larguer les amarres alors que les derniers réfugiés avaient à peine fini d’embarquer avec dans les bras les rares possessions qu’ils avaient pu préserver du désastre – pour ceux qui détenaient encore autre chose que les frusques qu’ils portaient. Voyant à quel point ils remplissaient le bateau, pourtant de bonne taille, Nynaeve se demanda si le capitaine n’avait pas eu raison sur un second point. Devant le soulagement qui s’afficha sur le visage des malheureux, une fois leurs deux pieds reposant solidement sur le pont, l’ancienne Sage-Dame eut honte d’avoir eu de telles pensées. D’autant que ces braves gens, lorsqu’ils surent qu’elle avait payé pour eux, vinrent se masser autour d’elle, lui baisant les mains voire l’ourlet de sa robe. Des larmes sur leurs joues crasseuses, les hommes comme les femmes, ils la couvrirent de remerciements et de bénédictions. Gênée, Nynaeve regretta de ne pas pouvoir disparaître sous les planches du pont.

Une fois les avirons sortis et les voiles déployées, l’Anguille s’ébranla et Samara commença à paraître de plus en plus petite dans son sillage. Malgré ses efforts, Nynaeve dut attendre encore un peu pour que les effusions des réfugiés cessent enfin. Et si Elayne ou Birgitte s’étaient permis une « réflexion spirituelle », elle leur aurait fait faire deux fois le tour du bateau à coups de pied dans le postérieur !

Le voyage à bord de l’Anguille dura cinq longues journées passées à descendre très lentement le fleuve Eldar, particulièrement sinueux, sous une chaleur caniculaire le jour et dans une moiteur à peine moins accablante la nuit. Dans ce laps de temps, certaines choses s’améliorèrent nettement, mais la « croisière » commença terriblement mal.

Le premier problème fut la cabine de Neres, située à la poupe, et ce parce que c’était la seule disponible. Non que le capitaine eût beaucoup rechigné à l’évacuer. En fait, il libéra les lieux à une telle vitesse – ses vêtements de rechange sur une épaule, son plat à barbe dans une main et son rasoir dans l’autre – que Nynaeve dut regarder très durement Uno, Thom et Juilin, histoire de leur apprendre à bien se tenir. Qu’elle les utilise lorsqu’elle avait besoin d’eux, pourquoi pas, au fond ? Mais s’ils commençaient à jouer les anges gardiens derrière son dos…

Bien entendu, les trois gaillards affichèrent leur sourire le plus franc – de véritables parangons d’innocence. Toujours opportuniste, Elayne en profita pour placer un nouveau sophisme de Lini. « Quand un homme a l’air innocent comme un agneau, il faut chercher le cadavre qu’il cache dans son placard. »

Dans cet ordre d’idées, Nynaeve se demanda si Neres ne dissimulait pas tout un cimetière dans le sien. Car le vrai problème, avec sa cabine, était l’odeur de renfermé, voire de moisi, qui y flottait en permanence, même en laissant ouverts les hublots – si minuscules, fallait-il ajouter, qu’ils laissaient pénétrer une très chiche lumière dans l’antre du marin aux grandes oreilles.

« Antre » était le mot idéal. Plus exiguë encore que la roulotte, la cabine était presque entièrement remplie par la lourde table, le fauteuil à haut dossier – tous deux rivetés au sol – et l’échelle qui donnait accès au pont. Le coin toilette intégré à la cloison proposait une cuvette ébréchée, un broc dans le même état et un miroir poussiéreux – un équipement minimal mais qui prenait énormément de place, dans ce trou à rats. Quelques étagères complétaient le « mobilier » et des patères tenaient lieu d’armoire à linge. Alors qu’il était difficile de se tenir debout, tant les poutres étaient basses – oui, même pour deux femmes plutôt petites –, il n’y avait qu’une couchette, heureusement un peu plus large que la moyenne, mais vraiment minimale pour deux. Grand comme il était, Neres aurait tout aussi bien pu élire domicile dans une boîte. Sans doute parce qu’il avait voulu limiter au maximum l’espace qui ne servait pas à stocker de la cargaison.

— Il est arrivé de nuit à Samara, marmonna Elayne en posant ses ballots. (Les mains sur les hanches, elle regarda autour d’elle, l’air accablée.) Et il voulait en repartir de nuit. De plus, je l’ai entendu confier son intention de naviguer également de nuit, quoi que puissent en penser les « femelles ». De toute évidence, il n’aime pas trop se montrer en plein jour.

Songeant aux coups de coude que lui flanquerait Elayne, sans même parler de ses pieds glacés, Nynaeve se demanda si elle n’aurait pas intérêt à dormir sur le pont avec les réfugiés.

— Où veux-tu en venir ?

— Nynaeve, ce type est un contrebandier.

— Avec ce bateau ?

Lâchant ses propres ballots, Nynaeve posa son sac de cuir sur la table et s’assit au bord de la couchette. Non, pas question de dormir sur le pont ! La cabine empestait, certes, mais on pouvait toujours l’aérer, et la couchette, bien que petite, était munie d’un épais matelas de plume. Le bateau tanguant hélas autant que tous les autres, se priver d’un peu de confort aurait été absurde. Et malgré toutes ses manigances, Elayne ne parviendrait pas à la faire déguerpir.

— De la contrebande ? Dans cette baignoire flottante ? Si nous atteignons Boannda dans deux semaines, ce sera un miracle ! Et la Lumière seule sait combien de temps il faudra pour arriver à Salidar.

Aucune des deux femmes ne sachant exactement où était Salidar, il eût été prématuré d’aborder cette délicate question avec le capitaine.

— Tout concorde, fit Elayne, même le nom du bateau. L’Anguille d’Eau Douce… Quel marin honnête baptiserait ainsi son navire ?

— Et même si tu avais raison ? Ce ne serait pas la première fois que nous aurions recours aux services d’un contrebandier.

Elayne leva les bras au ciel – enfin, aux poutres – pour manifester son agacement. À ses yeux, respecter les lois était essentiel, y compris quand les lois en question se révélaient ridicules. Au fond, elle avait plus de points communs avec Galad qu’elle le pensait.