Nynaeve prit donc le parti d’afficher une amabilité de tous les instants. Ignorant les froncements de sourcils de Thom et de Juilin, elle méprisa tout autant les regards incrédules d’Uno et de Ragan et se régala d’afficher sans vergogne l’humeur ensoleillée que ses deux compagnes avaient été contraintes de feindre.
Elle réussit même à rester souriante lorsqu’elle apprit pourquoi les voiles étaient si gonflées, les rives défilant sur les deux flancs de l’Anguille à la vitesse d’un cheval au galop. Après avoir donné l’ordre de retirer les avirons de l’eau et de les ranger le long du bastingage, Neres avait l’air presque heureux. Presque… Alors que Samara n’était qu’à quelques heures de là, une sorte de talus de glaise composait la berge du côté Amadicia, tandis qu’un long ruban de roseaux se déroulait du côté Ghealdan, séparant l’onde d’un rideau serré d’arbres.
— Tu as canalisé le Pouvoir…, grinça Nynaeve à l’intention d’Elayne.
L’ancienne Sage-Dame essuya d’un revers de la main la sueur qui ruisselait sur son front, puis elle résista à la tentation de secouer le bras pour en asperger le pont au tangage lent et régulier. Les autres passagers se tenaient à relativement bonne distance, Birgitte elle-même étant à quelques pas des deux femmes. Pourtant, Nynaeve continua à murmurer d’un ton affable plus que forcé. Ainsi secoué, son estomac menaçait de se vider à tout instant, et ça ne faisait rien pour améliorer son humeur.
— C’est toi qui génères ce vent…
Le cœur au bord des lèvres, Nynaeve espéra qu’il lui restait dans son sac assez de fenouil rouge pour se préparer des litres d’une infusion connue pour apaiser la nausée.
La mine rayonnante et les yeux écarquillés d’innocence, Elayne répondit, ses mots coulant comme du lait et du miel de sa bouche en cœur :
— Tu deviens plus peureuse qu’un lapin… Il serait temps de te ressaisir. Samara est loin derrière nous, et personne n’est capable de capter quoi que ce soit de significatif à une telle distance. Pour le savoir, elle aurait dû être sur le bateau avec nous.
Nynaeve craignit que sa peau se fissure si elle continuait à sourire hypocritement, mais elle fit un effort, car elle vit que Neres était en train de balayer du regard ses passagers en hochant pensivement la tête. Furieuse comme elle l’était, Nynaeve voyait la forme résiduelle des tissages de la Fille-Héritière. Influencer le temps pouvait se comparer à faire rouler un caillou jusqu’au pied d’une colline : quoi qu’on fasse après l’avoir mis en mouvement, il continuait dans le sens de la descente. Et lorsqu’il s’écartait de sa trajectoire, ainsi que ça arrivait tôt ou tard, il suffisait de lui donner une légère impulsion pour le remettre dans le droit chemin. Contrairement à ce que pensait Elayne, Moghedien avait pu sentir un tissage de cette importance – si elle était à Samara – mais sûrement pas assez précisément pour déterminer à quel endroit il avait été réalisé. Si on parlait en termes de puissance pure, Nynaeve était l’égale de Moghedien. Du coup, si elle s’estimait incapable de faire quelque chose, il semblait logique de postuler que c’était également hors de portée de la Rejetée. De plus, l’ancienne Sage-Dame désirait vraiment que le voyage soit le plus court possible. À cette heure, un jour de plus que strictement nécessaire passé dans la cabine avec Elayne et Birgitte lui semblait un châtiment tout aussi cruel que de devoir partager ladite cabine avec Neres. De toute façon, de manière générale, moins on restait sur l’eau et mieux ça valait. Mais pourquoi ce pont de malheur roulait-il ainsi sous ses pieds alors que le fleuve était aussi plat qu’un tapis ?
À force de sourire, Nynaeve commença à avoir les lèvres douloureuses.
— Tu aurais dû me demander, Elayne… Mais tu agis toujours sans réfléchir ni consulter quiconque. Il serait temps que tu comprennes une chose : si tu te jettes tête la première dans un trou, ta vieille nourrice ne viendra pas t’en sortir et elle ne te débarbouillera pas non plus si tu t’es sali les joues.
Au terme de cette tirade, la Fille-Héritière, les yeux démesurément ronds, retroussa les lèvres comme si elle avait l’intention de mordre quelque chose… ou quelqu’un.
Birgitte approcha, prit les deux femmes par le bras et, véritable incarnation de la joie de vivre – vue de l’extérieur –, elle déclara froidement :
— Si vous n’arrêtez pas, toutes les deux, je vous jette par-dessus bord histoire de vous rafraîchir les idées. Vous vous comportez comme des serveuses de taverne de Shago affligées d’une crise d’eczéma !
Leur visage lustré de sueur figé sur un masque d’amabilité, les trois femmes partirent dans des directions différentes et s’éloignèrent autant les unes des autres que le permettait l’espace à leur disposition.
Un peu avant le coucher du soleil, Nynaeve entendit Ragan dire qu’elle et ses « amies » devaient vraiment être ravies d’avoir laissé Samara derrière elles, pour rire ainsi ensemble dès qu’elles en avaient l’occasion. À l’évidence, tous les autres hommes semblaient penser la même chose. Les femmes, en revanche, considéraient les trois belligérantes d’un œil bien trop neutre pour être honnête. Parce qu’elles savaient anticiper les orages, contrairement à messires les hommes.
Pourtant, peu à peu, les choses s’arrangèrent et l’orage n’éclata jamais. Nynaeve n’aurait su dire pourquoi il en alla ainsi. L’effet de la bonne humeur forcée de Birgitte et d’Elayne, chacune se prenant au jeu malgré elle ? Ou le sentiment que tout cela devenait ridicule ? Car enfin, qu’y avait-il de plus stupide que d’afficher un sourire amical alors qu’on était en train de préparer une pique assassine à l’intention d’une personne ? Quelle que soit l’explication, Nynaeve fut plutôt satisfaite par l’évolution des choses. Lentement mais régulièrement, le ton et les propos se mirent au diapason des sourires et les deux chipies repenties parurent même une ou deux fois franchement embarrassées au souvenir de leur comportement indigne. Bien entendu, aucune des deux ne s’excusa, ce que l’ancienne Sage-Dame comprit parfaitement. Si elle s’était montrée aussi stupide et aussi perfide que la Fille-Héritière et l’héroïne, elle n’aurait sûrement pas voulu le rappeler à tout le monde en battant sa coulpe.
Les enfants jouèrent un rôle important dans la réhabilitation d’Elayne et de Birgitte. Bizarrement, ça commença le premier matin, lorsque Nynaeve s’occupa enfin des blessures des vaillants éclopés qui les escortaient. Sortant sur le pont avec son sac de cuir, elle avait appliqué des onguents, bandé des coupures et apposé des cataplasmes sur celles qui risquaient de s’infecter.
Ces plaies-là l’énervèrent assez pour qu’elle soit en mesure de recourir à la guérison, ce dont elle ne se priva pas, dans les cas les plus graves, même si elle resta très prudente. S’ils avaient vu disparaître une kyrielle de blessures, les réfugiés en auraient fait des gorges chaudes. Comme il avait toujours une oreille qui traînait, Neres aurait vite été au courant et la Lumière seule savait comment il aurait réagi en apprenant qu’il y avait des Aes Sedai sur son bateau. Le connaissant, il aurait très bien pu débarquer un homme un soir, du côté Amadicia, et le charger d’aller prévenir les Fils de la Lumière. De plus, certains réfugiés, s’ils l’avaient su, se seraient peut-être jetés à l’eau plutôt que de voyager avec des « sorcières de Tar Valon ».
Dans le cas d’Uno, par exemple, Nynaeve traita les contusions à l’épaule par une délicate application d’un liniment à base de marde-racine (le vétéran dut serrer les dents tant ça piquait), opta pour un onguent de soigne-tout pour sa nouvelle balafre (une noisette suffit, tout gaspillage étant proscrit) et choisit de panser la tête du pauvre homme, serrant si fort le nœud, sous le menton, qu’il se retrouva presque incapable d’ouvrir la bouche. Ensuite, elle s’autorisa une touche de guérison, arrachant un cri au soldat borgne et le faisant battre des bras comme un aliéné.