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— Ne vous comportez pas comme un bébé ! Un homme fort comme vous, dérangé par une douleur si ridicule ? Bien, à partir de maintenant, interdit de toucher à vos blessures, c’est compris ? Si vous ne m’obéissez pas, je vous ferai boire une potion que vous n’oublierez pas de sitôt !

Uno acquiesça, son air confus indiquant qu’il ne savait pas ce que venait de lui faire Nynaeve. S’il comprenait lorsqu’il retirerait ses pansements, il serait sans doute assez malin pour ne pas porter l’affaire sur la place publique. Et avec un peu de chance, personne n’aurait en mémoire la gravité de ses blessures si miraculeusement disparues.

Une fois qu’elle eut commencé, Nynaeve trouva naturel de s’occuper de tous les autres passagers. Presque tous les adultes avaient un hématome ou une coupure, et une bonne partie des enfants semblaient souffrir de la fièvre ou avoir des vers. Pour ces derniers, la jeune femme recourut d’emblée à la guérison. Quand on leur donnait à boire quoi que ce fût d’amer, les marmots en faisaient toute une affaire. Et si ceux-là disaient à leurs mères que la dame leur avait fait quelque chose d’étrange, les braves femmes, habituées aux élucubrations enfantines, ne s’alarmeraient pas plus que ça.

Nynaeve n’avait jamais été vraiment à l’aise avec les enfants. Bien sûr, elle voulait porter ceux de Lan. Enfin, une partie d’elle-même le désirait. Mais les gosses pouvaient créer des problèmes à partir de n’importe quoi. De plus, leur spécialité semblait être de faire toutes les bêtises du monde dès qu’on avait le dos tourné, histoire de voir quelle réaction ça provoquerait. Pourtant, elle se surprit à lisser tendrement les cheveux noirs d’un petit garçon haut comme trois pommes qui levait gravement sur elle des yeux bleus brillants étrangement semblables à ceux de Lan.

Au début avec l’intention de maintenir un peu d’ordre dans cette effervescence, Elayne et Birgitte finirent elles aussi par se concentrer sur les enfants. Très bizarrement, la terrible archère semblait tout à fait dans son rôle avec un mioche de trois ou quatre ans calé sur chaque hanche et un cercle d’autres gamins autour d’elle, tous l’écoutant chanter une comptine particulièrement stupide sur des animaux dansants.

Elayne fut très vite occupée à faire circuler entre les chers petits un gros sac de bonbons rouges qu’elle avait déniché la Lumière seule savait où. Lorsque Nynaeve la surprit à glisser un bonbon dans sa bouche, la Fille-Héritière n’eut pas le moins du monde l’air coupable. Se contentant de sourire, elle retira doucement de la bouche d’une fillette le pouce qu’elle était en train de téter et le remplaça par une sucrerie.

Riant aux éclats comme s’ils venaient de redécouvrir la joie, les petits s’accrochèrent aux jupes de Nynaeve, Elayne et Birgitte aussi naturellement qu’à celles de leur mère. Dans ces conditions, rester de mauvaise humeur aurait tenu de l’exploit. Pour sa part, Nynaeve put à peine s’autoriser un soupir – presque inaudible – lorsque Elayne, dès le deuxième jour, commença à se calfeutrer dans la cabine pour étudier l’a’dam. Pour une raison mystérieuse, elle semblait de plus en plus convaincue que l’artefact seanchanien était le vecteur d’une sorte de lien. Histoire de montrer sa bonne volonté, l’ancienne Sage-Dame vint deux ou trois fois tenir compagnie à la Fille-Héritière. La seule vue de l’ignoble objet la mit assez en colère pour qu’elle soit capable de s’unir au saidar et de suivre visuellement les recherches de sa compagne.

Au fil des jours, les histoires personnelles des réfugiés furent révélées les unes après les autres. Des récits de familles séparées et déchirées, de chagrins et de deuils… Des fermes, des boutiques et des ateliers dévastés par les effets imparables des troubles dont le monde souffrait chaque jour un peu plus. Les gens ne pouvant plus rien acheter quand ils étaient dans l’incapacité de vendre, la mort du commerce avait été le prélude à la catastrophe. Le Prophète, au fond, n’avait été que le dernier pavé jeté sur la charrette – celui qui brise l’axe des roues, cela dit…

Nynaeve ne broncha pas lorsqu’elle vit Elayne glisser une couronne d’or dans la main d’un homme aux fins cheveux gris qui s’en tapa sur le front de stupeur puis voulut embrasser les doigts de sa bienfaitrice. Un jour ou l’autre, la Fille-Héritière finirait par apprendre que l’argent n’était pas inépuisable. Et de toute façon, Nynaeve elle-même avait distribué quelques pièces. Enfin, peut-être plus que « quelques », tout compte fait…

Parmi les réfugiés mâles, presque tous étaient soit grisonnants soit chauves, avec un visage parcheminé et des mains calleuses de travailleurs. Les jeunes hommes qui n’avaient pas été enrôlés de force dans l’armée avaient « rejoint » les partisans du Prophète, et les récalcitrants à l’une ou l’autre forme de soumission avaient fini au bout d’une corde. À l’exception, justement, de deux très jeunes gars – presque des gamins, à vrai dire, Nynaeve doutant qu’ils en soient déjà au stade de se raser tous les jours – qui semblaient terrorisés et sursautaient dès qu’un des guerriers du Shienar les regardait.

De temps en temps, les hommes mûrs parlaient de recommencer leur vie, par exemple en achetant un bout de terre ou en ouvrant une nouvelle boutique. Mais à leur ton, on devinait qu’il s’agissait d’innocentes fanfaronnades qui ne reposaient sur aucune espérance réelle. La plupart du temps, ces malheureux parlaient de leur famille : une femme perdue, des filles et des fils perdus, des petits-enfants perdus… Un seul mot, « perdu », revenait inlassablement dans la bouche de ces pauvres gens qui paraissaient eux-mêmes égarés dans un monde devenu cauchemardesque.

Le deuxième matin, un homme aux oreilles en chou-fleur manqua à l’appel. Alors qu’il semblait le plus déterminé à vivre parmi ses camarades résignés, il avait disparu durant la nuit. Volatilisé ! Peut-être avait-il sauté à l’eau et nagé jusqu’à la rive. En tout cas, Nynaeve espérait que c’était l’explication…

Les femmes éveillèrent encore plus la compassion de l’ancienne Sage-Dame. Sans plus de certitudes ni de perspectives d’avenir que les hommes, elles portaient en outre plus de fardeaux sur les épaules. Aucune n’était avec son mari et toutes ignoraient en fait si elles n’étaient pas déjà veuves. Mais leurs responsabilités écrasantes les incitaient en même temps à ne pas baisser les bras. Quand elle avait des enfants, une femme dotée de volonté était bien obligée de ne pas abandonner. Cela dit, même les autres n’abdiquaient pas. Du coup, ce qui n’était qu’illusion chez les hommes devenait une authentique étincelle d’espoir dans le cœur des femmes.

Nynaeve éprouvait une vive sympathie pour trois réfugiées en particulier.

Grande tisserande aux cheveux bruns d’à peu près son âge et sa taille, Nicola aux si grands yeux était sur le point de se marier quand son Hyran, du jour au lendemain, s’était mis dans l’idée que son devoir consistait à se rallier au Prophète pour la plus grande gloire du Dragon Réincarné. Naturellement, le mariage avait été repoussé à une date ultérieure. Très attaché à la notion de devoir, Hyran, selon Nicola, avait toutes les qualités pour faire un bon époux et un bon père. Hélas, les grandes et pures idées qui tournaient dans sa tête ne l’avaient guère aidé lorsque quelqu’un la lui avait fendue à coups de hache. Nicola ne savait rien de l’identité ou des motivations du meurtrier de son mari. En revanche, elle avait compris qu’il lui fallait fuir le plus loin possible du Prophète. Tôt ou tard, elle trouverait bien un endroit où on ne se tuait pas à tous les coins de rue et où il était possible de s’installer sans crever de peur à chaque instant.