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Depuis qu’il savait que Couladin les faisait écorcher vivants, il avait cessé de lui envoyer des messagers. Mais c’était une façon comme une autre de relancer la conversation.

— Tout ce qu’il nous a dit, c’est qu’il a l’intention de t’écorcher de ses propres mains, s’il recroise ta route. Ça te semble une invitation au dialogue ?

— Puis-je conduire les Shaido à se séparer de lui ?

— Ils le suivent, intervint Rhuarc. Couladin n’est pas un chef, mais ils font comme si.

Couladin n’était jamais entré dans la forêt de verre. Au fond, il croyait peut-être dur comme fer que les révélations de Rand étaient des mensonges.

— Il prétend être le Car’a’carn et les Shaido le croient aussi. Les Promises de la tribu qui nous ont rejoints l’ont fait par fidélité à leur ordre, parce que les Far Dareis Mai dans leur ensemble ont juré de défendre l’honneur du vrai Car’a’carn. Sinon, elles ne seraient pas là.

— Les Shaido tuent la plupart des éclaireurs que nous avons chargés de les surveiller, dit Bruan. Couladin est déjà le « père » d’une bonne demi-douzaine de querelles de sang, mais jusque-là, il n’a pas fait mine de nous attaquer. D’après ce qu’on dit, il nous accuse d’avoir souillé Rhuidean. Nous châtier ici, prétend-il, serait un blasphème de plus.

Erim grogna et s’agita sur son coussin.

— En réalité, il sait qu’il y a assez de lances ici pour tuer deux fois chaque Shaido – et il nous en resterait encore !

Erim goba un morceau de fromage et continua tout en mâchant :

— Les Shaido ont toujours été des voleurs et des lâches.

— Des chiens sans honneur ! s’écrièrent en même temps Bael et Jheran.

Avant de se regarder eux-mêmes en chiens de faïence…

— Sans honneur ou pas, dit Bruan, toujours aussi calme, les forces de Couladin grandissent chaque jour.

Très lentement, il but une gorgée de vin puis continua :

— Vous savez tous de quoi je parle… Après la Sidération, tous les fuyards n’ont pas jeté leurs lances. Beaucoup se sont joints au Shaido, intégrant leurs ordres respectifs.

— Aucun Tomanelle n’a jamais renié sa tribu ! s’écria Han.

Regardant le chef des Tomanelle par-dessus Rhuarc et Erim, Bruan enfonça pourtant le clou :

— C’est arrivé dans toutes les tribus… (Sans attendre une autre explosion de Han, Bruan s’allongea plus confortablement.) Et il ne s’agit pas d’un reniement, puisque les fugitifs ont rejoint leur ordre. Exactement comme les Promises Shaido qui nous ont rejoints.

À part quelques murmures agacés, aucune contestation ne s’éleva, cette fois. Les règles régissant les ordres de guerriers étaient fort complexes, et leurs membres se sentaient parfois aussi liés à leur groupe qu’à leur tribu. Par exemple, même si leurs tribus avaient une querelle de sang, les membres d’un ordre ne s’affrontaient jamais. Sur un autre plan, certains hommes refusaient d’épouser une parente d’un membre de leur ordre, comme si cela les exposait à une union consanguine.

Quant aux traditions des Promises de la Lance, Rand préférait ne pas y songer, tant elles étaient tarabiscotées.

— Je dois apprendre ce que mijote Couladin.

Le Shaido était aussi dangereux et aussi imprévisible qu’un taureau qui a une abeille dans l’oreille.

— Serait-il contraire à l’honneur, continua Rand, non sans hésitation, d’envoyer des gens à nous se joindre à leur ordre, au sein des Shaido ?

À des fins d’espionnage, bien entendu… Mais le jeune homme n’eut pas besoin de préciser sa pensée, car ses interlocuteurs se raidirent, Rhuarc lui-même lui jetant un regard glacial.

— Ce serait une vilenie, cracha Erim, comme si un Aiel espionnait son propre clan. Pour agir ainsi, il faudrait n’avoir aucun honneur.

Rand se retint de demander s’il n’était pas possible de trouver quelques volontaires un peu moins susceptibles sur le code de l’honneur. Le sens de l’humour des Aiels, fort particulier, pouvait se révéler très noir et parfois cruel. Sur certains sujets, il était tout simplement inexistant.

— Y a-t-il des nouvelles de « l’autre côté du Mur du Dragon » ? demanda Rand afin de détendre un peu l’atmosphère.

Il connaissait la réponse, car les informations de ce genre se répandaient très vite, même quand il y avait beaucoup d’Aiels au même endroit, comme actuellement autour de Rhuidean.

— Rien qui vaille d’en parler…, répondit Rhuarc. Avec les troubles que connaissent les tueurs d’arbre, très peu de colporteurs s’aventurent dans la Tierce Terre.

Le nom que les Aiels donnaient à leur désert. Le « Tierce » faisait référence à la triple signification de leur pays : une punition pour leur péché originel, un lieu où éprouver leur courage et une enclume pour les forger. Quant à « tueurs d’arbre », c’était ainsi qu’ils appelaient les Cairhieniens.

— L’étendard du Dragon flotte toujours au-dessus de la Pierre de Tear. Comme tu l’as ordonné, l’armée de Tear est entrée au Cairhien pour distribuer de la nourriture aux tueurs d’arbre. On ne sait rien de plus.

— Tu aurais dû les laisser crever de faim ! grommela Bael.

Jheran referma brusquement la bouche. Sans doute, soupçonna Rand, parce qu’il allait dire exactement la même chose.

— Les tueurs d’arbre ne sont bons à rien, à part être abattus comme des chiens ou vendus comme du bétail au Shara.

C’étaient les deux sorts que les Aiels réservaient en principe aux intrus. Seuls les trouvères, les colporteurs et les Zingari avaient le droit de passage dans leur désert. Cela dit, les Aiels évitaient les Gens de la Route comme s’ils avaient eu la peste. « Shara » était le nom des terres qui s’étendaient au-delà du désert – une région dont les Aiels eux-mêmes ne savaient pas grand-chose.

Du coin de l’œil, Rand vit que deux femmes se tenaient sous l’arche d’entrée de la salle, devant le rideau de perles colorées que quelqu’un avait accroché là pour remplacer la porte. Reconnaissant Moiraine, Rand envisagea un moment de faire attendre les visiteuses. Comme d’habitude, l’Aes Sedai affichait son exaspérante assurance, à croire qu’il allait de soi qu’on interrompe, pour lui obéir et lui complaire, tout ce qu’on était en train de faire. Hélas, tous les sujets étaient épuisés, et les six chefs, à voir leur expression, n’avaient aucune envie de bavarder amicalement. Après avoir parlé de la Sidération et des Shaido, ils ne devaient pas être d’humeur à ça.

En soupirant, Rand se leva et les chefs de tribu l’imitèrent. Sur les six, cinq étaient de sa taille ou plus grands que lui. Là où Rand avait grandi, Han aurait été considéré comme un homme de taille moyenne. Parmi les Aiels, il était petit.

— Vous savez ce qu’il vous reste à faire, dit Rand. Assurer que les autres tribus nous rejoignent et garder un œil sur les Shaido.

Il marqua une pause puis ajouta :

— Tout se terminera bien pour les Aiels. En tout cas, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il en soit ainsi.

— La prophétie dit que tu nous briseras, grommela Han, et tu as très bien commencé ! Pourtant, nous te suivrons.

Il prit une grande inspiration et récita :

« Jusqu’à ce que l’ombre s’efface, jusqu’à ce que l’eau ne coule plus, souriant dans les Ténèbres, hurlant son défi avec son dernier souffle, et prêt à cracher dans l’œil du Faiseur d’Aveugles le jour du Jugement Dernier… »

Le Faiseur d’Aveugles était un des noms que les Aiels donnaient au Ténébreux…

Rand n’eut d’autre choix que de déclamer la réponse rituelle qu’il avait très récemment apprise :

— « Sur mon honneur et au nom de la Lumière, ma vie sera la dague qui traversera le cœur du Faiseur d’Aveugles. »

— « Le jour du Jugement Dernier, compléta Han, au cœur même du mont Shayol Ghul. »