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Dès le premier soir, allongée en sous-vêtements sur la couchette du capitaine – tandis qu’Elayne, bâillant à s’en décrocher la mâchoire, occupait l’unique siège et que Birgitte était adossée à la porte, sa tête touchant presque le plafond –, Nynaeve avait utilisé l’étrange anneau de pierre doté d’une seule face. Une simple lampe montée sur un pied articulé fournissait une chiche lumière. Surprise des surprises, elle diffusait aussi une bonne odeur d’encens, à croire que Neres non plus n’aimait pas que sa cabine empeste le renfermé.

Si Nynaeve avait très ostensiblement niché l’anneau entre ses seins, s’assurant que ses compagnes voyaient bien qu’il était en contact avec sa peau, ce n’était pas pour rien. Certes, Birgitte et Elayne s’étaient comportées un peu plus convenablement durant quelques heures, mais ça ne suffisait pas à endormir la méfiance de l’ancienne Sage-Dame.

Le Cœur de la Pierre ne s’était pas révélé différent de ce que Nynaeve avait vu lors de ses précédentes excursions. Une pâle lumière semblait provenir de partout à la fois – et en même temps, de nulle part en particulier – et l’épée de cristal, Callandor, restait fichée dans le sol sous la grande coupole entourée d’une myriade de colonnes en pierre rouge. Quant à la sensation d’être épiée, Nynaeve savait qu’elle était presque inévitable dans Tel’aran’rhiod. En tout cas, il fallait qu’elle s’en persuade pour ne pas s’enfuir à toutes jambes ou entreprendre de vaines recherches entre les colonnes à demi noyées dans la pénombre.

Se forçant à rester près de Callandor, la jeune femme avait compté jusqu’à mille en marquant une pause à chaque centaine pour appeler Egwene.

Sans mentir, elle ne pouvait rien faire de plus. Le contrôle sur le Monde des Rêves dont elle se vantait tant n’était plus qu’un lointain souvenir. Par exemple, ses vêtements changeaient selon qu’elle pensait à Moghedien, à Egwene, à Rand ou à Lan. En un éclair, elle passait d’une grossière robe de laine de Deux-Rivières à une cape de voyage munie d’un capuchon, puis à une cotte de mailles de Cape Blanche qui devenait soudain la funeste robe de soie écarlate – plus transparente encore que nature ! – pour se transformer ensuite en une cape encore plus épaisse, puis revenir à…

Nynaeve soupçonnait que son visage aussi changeait. Une fois, elle avait baissé les yeux sur ses mains à la peau soudain plus sombre que celle de Juilin. Mais au fond, si Moghedien était dans l’incapacité de la reconnaître, pourquoi s’en serait-elle plainte ?

— Egwene !

Après avoir appelé pour ce qui aurait dû être la dernière fois, Nynaeve s’était contrainte à rester sur place et à compter une nouvelle fois jusqu’à cent. Mais Egwene ne s’était jamais montrée. Déplorant d’éprouver plus de soulagement que de contrariété, Nynaeve était sortie à la hâte du Monde des Rêves.

Elle s’était retrouvée dans la couchette, serrant l’anneau de pierre et regardant les poutres du plafond tandis que les grincements du navire indiquaient qu’il continuait à descendre le fleuve dans l’obscurité.

— Egwene était là ? avait demandé Elayne. Tu n’es pas partie depuis longtemps, mais…

— J’en ai assez d’avoir peur, avait soufflé Nynaeve sans cesser de regarder les poutres. Et je ne supporte plus d’être si lâche…

Après avoir prononcé ce mot, l’ancienne Sage-Dame avait éclaté en sanglots – des larmes impossibles à cacher ou à endiguer, même en se frottant très fort les yeux.

Elayne s’était précipitée pour la prendre dans ses bras et lui caresser les cheveux. Puis Birgitte lui avait tamponné la nuque avec un morceau de tissu humide.

Alors que ses deux compagnes lui répétaient qu’elle n’était pas lâche du tout, Nynaeve avait pleuré toutes les larmes de son corps.

— Si je pensais que Moghedien me traque, avait fini par dire Birgitte, je m’enfuirais à la vitesse du vent. Et s’il n’y avait pas d’autre cachette qu’une tanière de putois, je me débrouillerais pour y entrer, m’y recroqueviller et attendre qu’elle soit partie en me bouchant le nez. Cela dit, je n’affronterais pas non plus la charge d’un des s’redit de Cerandin, et ça n’a pas davantage à voir avec la lâcheté. Nynaeve, tu dois choisir le moment et le lieu et déclencher les hostilités quand elle s’y attendra le moins. Je me vengerai de cette Rejetée, si c’est possible, mais en appliquant à la lettre cette tactique. Toute autre méthode serait suicidaire.

Ce n’était pas ce que Nynaeve aurait eu envie d’entendre, mais ses larmes et la sollicitude des deux femmes forèrent une brèche de plus dans les buissons d’épineux qui avaient poussé entre elles, risquant de les séparer irrémédiablement.

— Je vais te prouver que tu n’es pas lâche, avait dit Elayne. (Prenant la boîte noire sur l’étagère où elle l’avait rangée, elle en avait sorti le disque de fer orné d’un dessin en spirale.) Tu vas y retourner avec moi !

Ça, l’ancienne Sage-Dame aurait encore moins eu envie de l’entendre. Mais comment se dérober, après que ses compagnes lui eurent affirmé qu’elle n’était pas lâche ?

Elayne et Nynaeve étaient donc allées dans le Monde des Rêves. D’abord dans la Pierre de Tear, où elles avaient admiré Callandor – c’était toujours mieux que de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule en se demandant si Moghedien était là – puis dans le palais royal de Caemlyn, avec Elayne comme guide, et enfin à Champ d’Emond sous la conduite de Nynaeve.

Cette dernière avait déjà vu des palais, avec leurs grandes salles, leurs plafonds peints, leurs sols de marbre, leurs dorures, leurs riches tapis et leurs tentures sophistiquées, mais là, c’était l’endroit où Elayne avait grandi. Cette visite avait donc aidé Nynaeve à comprendre un peu mieux la Fille-Héritière. Comment s’étonner qu’elle pense que le monde devait se plier à sa volonté ? Enfant, on lui avait appris que les choses fonctionnaient comme ça et que ses attentes étaient légitimes.

Au palais, alors que le ter’angreal qu’elle utilisait lui permettait de projeter uniquement une pâle image d’elle-même, Elayne s’était montrée étrangement silencieuse. Mais plus tard, à Champ d’Emond, Nynaeve n’avait pas été plus prolixe.

Pour commencer, le village lui avait paru plus grand que dans son souvenir, avec davantage de maisons au toit de chaume et un nombre étonnant de charpentes indiquant qu’on entendait en construire d’autres. À la lisière du bourg, quelqu’un avait mis en chantier une très grande demeure de trois niveaux à la configuration plutôt biscornue, et une stèle de pierre de quinze pieds de haut se dressait maintenant sur la place Verte. Des noms y étaient gravés, la plupart appartenant à des gens du territoire de Deux-Rivières. Deux poteaux flanquaient ce qui semblait bien être un monument. L’un servait de mât à un étendard arborant une tête de loup rouge et l’autre à un drapeau similaire où s’affichait un aigle rouge. Pour autant qu’on puisse le dire, en l’absence d’habitants – une constante dans le Monde des Rêves –, Champ d’Emond semblait un endroit prospère où il faisait bon vivre. Mais tout ça n’avait aucun sens. Que représentaient donc les deux étendards ? Et qui pouvait vouloir se faire construire une maison pareille ?