La nuit du départ de Boannda, alors qu’elles avaient rendez-vous avec Egwene, Nynaeve essaya un des deux ter’angreal. Tout allant plutôt bien, elle n’aurait pas été assez en colère pour ça sans la calamité qui la mettait si souvent hors d’elle. À savoir les hommes.
Neres fut le premier à lui taper sur les nerfs. Arpentant le pont alors que le soleil sombrait à l’horizon, il marmonna entre ses dents d’acides récriminations sur la façon dont on lui avait volé son navire. Bien entendu, Nynaeve ignora ces âneries. Mais alors qu’il étendait ses couvertures au pied du mât d’artimon, Thom crut malin de déclarer :
— Il n’a pas entièrement tort.
À l’évidence, dans la pénombre, il n’avait pas vu l’ancienne Sage-Dame. Juilin non plus, sans doute, car il s’agenouilla à côté de son ami en marmonnant :
— C’est un contrebandier, d’accord, mais il avait payé sa cargaison. Nynaeve n’avait aucun droit de la faire jeter à l’eau.
— Les droits d’une fichue femme sont très exactement ceux qu’elle estime avoir. En tout cas, c’est ce que disent nos sacrées bonnes femmes, au Shienar.
Apercevant enfin Nynaeve, les trois hommes se turent – chez eux, avoir un temps de retard était décidément une habitude. Mal à l’aise, Uno frotta sa joue redevenue intacte. Plus tôt dans la journée, il avait retiré ses bandages, donc il savait ce que Nynaeve lui avait fait. C’était peut-être pour ça qu’il semblait embarrassé. Thom et Juilin, en revanche, restaient de marbre, comme s’ils trouvaient leur comportement normal.
L’ancienne Sage-Dame ne fit rien aux trois cuistres, bien entendu, préférant s’éloigner en serrant fermement sa natte. Non sans effort, elle parvint ensuite à descendre l’échelle avec toute la sérénité d’une Aes Sedai.
La boîte noire ouverte posée sur la table, Elayne avait déjà saisi le disque de fer. Nynaeve s’empara de la plaque jaunâtre sur laquelle était gravée une femme endormie et la trouva lisse et douce – pas le genre de matière qui aurait pu entailler du métal. Grâce à la colère qui couvait en elle, le saidar apparaissait à l’ancienne Sage-Dame comme une chaude lumière qui aurait brûlé juste dans son dos.
— Je vais peut-être trouver pourquoi cet objet te laisse seulement canaliser des filaments de Pouvoir…
Un peu plus tard, dans le Monde des Rêves, Nynaeve se retrouva dans le Cœur de la Pierre, occupée à canaliser un flux d’Esprit sur la plaque – ici, cette dernière était glissée dans sa bourse. Comme souvent dans Tel’aran’rhiod Elayne portait une tenue qui n’aurait pas déparé à la cour de sa mère. En soie verte, brodée de fil d’or autour du cou, la robe mettait en valeur les bracelets et le collier d’or et de pierres de lune qu’arborait la Fille-Héritière.
Non sans surprise, Nynaeve s’avisa qu’elle était également vêtue de beaux atours, même si ses cheveux, de leur couleur naturelle, restaient nattés au lieu de cascader sur ses épaules. Bleu clair et argent, sa robe moins décolletée que celle fournie par Luca demeurait cependant plus audacieuse qu’elle l’aurait voulu. Cela dit, elle aimait la façon dont l’unique larme de feu qu’elle portait en pendentif brillait à la naissance de ses seins. Avec un peu de chance, Egwene aurait quelque hésitation à malmener une femme si superbement parée. Bien entendu, ça n’avait aucun rapport avec le choix vestimentaire de Nynaeve – un choix d’ailleurs inconscient, il fallait le préciser.
Dès la première seconde, elle comprit ce qu’Elayne avait voulu dire en déclarant qu’elle s’était trouvée très bien. À ses propres yeux, Nynaeve ne se trouvait pas différente de la Fille-Héritière, qui avait réussi à enfiler sur son collier l’anneau de pierre doté d’une seule surface. En revanche, Elayne assurait qu’elle avait une allure… fantomatique.
C’était également comme ça – une impression spectrale – que Nynaeve sentait le saidar, à l’exception du flux d’Esprit qu’elle avait commencé à tisser avant de s’endormir. Tout le reste manquait de substance, et même la chaleur toujours invisible de la Source semblait comme filtrée. Quant à sa colère, elle restait à peine assez forte pour lui permettre de canaliser le Pouvoir. Car si sa fureur contre Thom et les autres s’était vaporisée face à l’énigme qu’elle entendait résoudre, cette énigme avait en soi quelque chose qui lui tapait sur les nerfs. Devoir s’endurcir avant d’affronter Egwene ne jouait aucun rôle là-dedans. Et pour commencer, elle ne s’endurcissait pas le moins du monde !
Alors, pourquoi avait-elle sur la langue un arrière-goût de chiendent à chat ?
Quoi qu’il en soit, faire apparaître dans les airs une simple flamme – une des premières choses qu’apprenaient les novices – lui semblait aussi difficile que de hisser Lan sur son épaule. Même à ses propres yeux, la flamme paraissait faiblarde et le tissage se volatilisa dès l’instant où elle tenta de le nouer.
— Toutes les deux ? demanda Amys.
En jupe et chemisier typiques des Aielles, mais avec moins de bijoux en ce qui concernait la jeune femme de Champ d’Emond, la Matriarche et Egwene se tenaient de l’autre côté de Callandor.
— Pourquoi sembles-tu si bizarre, Nynaeve ? Aurais-tu appris à venir ici en restant éveillée ?
Nynaeve sursauta. Elle détestait être surprise ainsi.
— Egwene, comment as-tu… ? commença-t-elle à dire en tirant sur le bas de sa robe.
En même temps, Elayne lança :
— Egwene, nous ne comprenons pas comment tu…
— Rand et les Aiels ont remporté une grande victoire devant Cairhien, coupa Egwene.
À toute vitesse, elle raconta ce qu’elle avait déjà dit à ses amies dans leurs rêves, des attaques de Sammael au moignon de lance seanchanienne. Manquant s’emmêler la langue, elle ponctua son discours d’une série de regards entendus.
La Fille-Héritière et l’ancienne Sage-Dame se regardèrent pensivement. Enfin, elle leur avait déjà dit tout ça. Elles n’avaient pas pu imaginer tant de choses si précisément confirmées. Ses longs cheveux blancs soulignant l’éternelle jeunesse de ses traits – presque celle des Aes Sedai, mais pas tout à fait la même –, Amys semblait elle aussi surprise par ce flot de paroles.
— Mat a tué Couladin ! s’écria à un moment Nynaeve.
Cette information ne figurait pas dans les fameux rêves. D’ailleurs, ça ne ressemblait pas à Mat. Lui, commander des soldats ?
Quand Egwene eut enfin terminé, elle tira sur son châle tout en prenant une profonde inspiration.
— Il va bien ? demanda Elayne, qui semblait à présent douter de ce que lui disait sa mémoire.
— Aussi bien que possible, répondit Amys. Rand al’Thor ne se ménage pas, et il n’écoute personne, à part Moiraine.
À l’évidence, la Matriarche n’en était pas ravie.
— Aviendha est avec lui presque tout le temps, ajouta Egwene. Et elle veille bien sur lui en ton nom.
Nynaeve ne crut pas à cette dernière information. Même si elle ne savait pas grand-chose des Aiels, lorsque Amys disait « ne se ménage pas », quelqu’un d’autre aurait parlé de « se tuer à la tâche ».