Apparemment, Elayne partageait son sentiment.
— Dans ce cas, pourquoi le laisse-t-elle s’épuiser ? Et que fait-il, d’abord ?
Eh bien, Rand en faisait beaucoup, et même beaucoup trop. Pour commencer, il s’entraînait deux heures par jour à l’épée avec Lan ou tout autre partenaire disponible. (À cette évocation, Amys eut une moue dégoûtée.) Ensuite, deux autres heures à travailler les techniques de combat à mains nues des Aiels.
Même si Elayne trouvait ça étrange, Nynaeve comprenait trop bien à quel point on se sentait impuissant quand on ne pouvait pas canaliser le Pouvoir à volonté. Cela dit, Rand ne devait jamais se trouver dans cette situation de vulnérabilité. Il était devenu une sorte de roi, voire même plus que ça, entouré en permanence de Far Dareis Mai et assez puissant pour avoir à sa botte des dames et des seigneurs.
En réalité, corrigea Egwene, il passait tellement de temps à donner des ordres aux nobles, puis à les traquer pour s’assurer qu’ils lui obéissaient, qu’il n’aurait plus eu le temps de manger si les Promises n’avaient pas pris l’habitude de l’alimenter où qu’il soit.
Pour une raison inconnue, alors que ce dernier point parut agacer Egwene au moins autant qu’Elayne, Amys laissa transparaître un certain amusement – jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que Nynaeve l’avait remarqué, reprenant alors son impassibilité d’Aielle.
Rand consacrait aussi une heure par jour à une étrange école qu’il avait fondée et où il faisait venir des érudits, bien sûr, mais aussi des artisans, par exemple un type qui fabriquait des longues-vues ou une femme qui avait inventé une arbalète géante armée par un système de poulies et capable de projeter une lance à près d’une demi-lieue de distance. Rand n’avait confié à personne quel objectif il visait, sauf peut-être à Moiraine. Mais lorsque Egwene l’avait interrogée, l’Aes Sedai avait répondu, énigmatique, que tout être humain avait envie de laisser quelque chose derrière lui. En fait, elle ne semblait pas s’inquiéter de ce que faisait Rand.
— Les Shaido survivants se sont repliés au nord, dit Amys, et des guerriers franchissent chaque jour le Mur du Dragon pour les rejoindre. Mais Rand al’Thor ne paraît plus s’en inquiéter. Il envoie nos guerriers au sud, en direction de Tear. La moitié sont déjà partis. Selon Rhuarc, même les chefs ne savent pas pourquoi, et je ne crois pas qu’il me mentirait. Moiraine est aux côtés de Rand al’Thor plus que quiconque à part Aviendha. Mais elle refuse de lui poser la question… À sa décharge, j’avoue qu’Aviendha n’a rien appris non plus.
— La meilleure façon de garder un secret, c’est de ne le confier à personne, fit Elayne.
Cette remarque lui valut un regard glacial d’Amys, qui était presque aussi bonne que Bair au jeu des yeux qui tuent.
— Nous ne résoudrons pas l’énigme ici, dit Nynaeve en dévisageant Egwene, qui parut mal à l’aise. (Si elle voulait remettre les pendules à l’heure avec son ancienne élève, c’était le moment ou jamais.) Ce que je veux savoir…
— Tu as tout à fait raison, coupa Egwene. Nous ne sommes pas dans le bureau de Sheriam, où on peut prendre tout son temps pour bavarder. Qu’avez-vous à nous dire ? Vous êtes toujours avec la troupe de Luca ?
Nynaeve en resta muette et toutes les questions qu’elle voulait poser se diluèrent dans son esprit. Il y avait tant à raconter… et tant à passer sous silence. Prétendant avoir suivi seule Lanfear pour assister à la réunion des Rejetés, elle mentionna simplement avoir vu Moghedien espionner les autres. Non parce qu’elle ne voulait pas révéler comment Moghedien l’avait traitée – enfin, pas seulement pour ça –, mais parce que Birgitte ne les avait pas encore libérées, Elayne et elle, de leur promesse de ne rien dire à son sujet. Bien entendu, ça impliquait de ne pas mentionner du tout l’héroïne. Un peu étrange, sachant qu’Egwene était informée que l’archère les aidait – mais pas de tout le reste –, pourtant, Nynaeve parvint à s’en tirer pas trop mal, même si elle bafouilla un peu lorsque son ancienne disciple fronça les sourcils. La Lumière en soit louée, Elayne vint à son secours quand il s’agit de faire porter le chapeau du désastre de Samara à Galad et à Masema. Ce qui était pourtant la stricte vérité, en un sens. Si l’un ou l’autre l’avait simplement fait prévenir de l’arrivée du bateau, rien ne serait arrivé.
Quand elle eut fini, concluant avec Salidar, Amys lui posa la question évidente :
— Tu es sûre que ces Aes Sedai soutiendront le Car’a’carn ?
— Elles doivent connaître les Prophéties du Dragon aussi bien qu’Elaida, répondit Elayne. Le meilleur moyen pour elles de s’opposer à la nouvelle Chaire d’Amyrlin est de se lier à Rand et de clamer haut et fort qu’elles le suivront jusqu’à l’Ultime Bataille.
Au ton de sa voix, nul ne se serait douté que la Fille-Héritière ne parlait pas d’un parfait inconnu pour elle.
— Sinon, elles resteront des renégates sans aucune légitimité. Elles ont besoin de lui autant qu’il a besoin d’elles.
Amys acquiesça, mais elle n’était pas encore convaincue.
— Je crois me souvenir de Masema, dit Egwene. Des yeux enfoncés dans leurs orbites et un rictus amer… (Nynaeve fit signe que c’était bien ça.) Je l’imagine mal dans la peau d’un Prophète, mais je le vois très bien faire éclater des émeutes ou une guerre. Quant à Galad, il a dû faire ce qui lui semblait juste.
Egwene rosit légèrement – même le souvenir du jeune homme pouvait avoir cet effet sur une femme.
— Rand voudra savoir, au sujet de Masema et de Salidar. S’il tient en place assez longtemps pour m’écouter…
— Je veux savoir pourquoi vous êtes là toutes les deux, dit soudain Amys.
Faisant tourner entre ses mains la plaque que Nynaeve lui avait remise, la Matriarche écouta les explications des deux jeunes femmes. Sans doute parce que quelqu’un touchait le ter’angreal tandis qu’elle l’utilisait, Nynaeve eut la chair de poule.
— Je crois que tu es moins présente ici qu’Elayne, lui dit finalement la Matriarche. Quand une personne entre dans le Monde des Rêves pendant son sommeil, seule une infime fraction d’elle-même reste avec son corps afin de le maintenir en vie. Si cette personne se place dans un état de demi-sommeil pour être ici tout en continuant à parler aux gens dans le monde éveillé, elle a la même apparence que toi aux yeux de quelqu’un qui est totalement présent dans Tel’aran’rhiod. Peut-être est-ce un processus similaire… Je ne peux pas dire que j’apprécie cette découverte… N’importe quelle femme capable de canaliser susceptible d’entrer ici, même sous cet aspect spectral…
Amys rendit la plaque à Nynaeve, qui la remit à la hâte dans sa bourse en soupirant de soulagement.
— Si vous nous avez tout dit…, fit Amys, marquant une pause pour laisser aux deux jeunes femmes le temps d’acquiescer. Dans ce cas, nous allons devoir y aller. Je reconnais que ces rendez-vous sont plus enrichissants que je l’aurais cru, mais j’ai encore beaucoup de choses à faire.
La Matriarche jeta un coup d’œil à Egwene, puis toutes deux se volatilisèrent.
Nynaeve et Elayne n’hésitèrent pas un instant. Autour d’elles, les contours du Cœur de la Pierre se brouillèrent pour être remplacés par les sombres murs lambrissés d’une petite pièce très sobrement meublée. Si la colère de Nynaeve avait faibli, et donc son emprise sur le saidar, la vue du bureau de la Maîtresse des Novices renforça l’une comme l’autre. Insolente et entêtée, vraiment ! Avec un peu de chance, Sheriam serait à Salidar et il se révélerait très agréable de la rencontrer en étant sur un pied d’égalité. Cela dit, l’ancienne Sage-Dame aurait quand même préféré être ailleurs.