— Un sacré coup d’épée dans l’eau ! Deux Aes Sedai envoyées dans le désert à la poursuite de chimères.
Oui, les deux femmes étaient bien en froid…
— Assez, mes enfants ! lança Anaiya, comme si elle était une mère qui réprimande deux garnements. (Elle regarda l’une après l’autre ses collègues.) Parler à Egwene serait une bonne chose…
— Si ces objets fonctionnent comme on nous l’a dit, précisa Morvrin en faisant sauter l’anneau de pierre dans sa paume.
En même temps, elle tapota le disque et la plaque. Pour croire que le ciel était bleu, cette femme aurait eu besoin de preuves.
— Oui, dit Sheriam, et ce sera votre première tâche, Elayne et Nynaeve. Vous allez avoir l’occasion d’enseigner quelque chose à des Aes Sedai. En d’autres termes, vous nous montrerez comment utiliser ces ter’angreal.
Nynaeve s’inclina et eut un rictus que les sœurs pouvaient prendre pour un sourire, si le cœur leur en disait. Leur enseigner ? Et ensuite, ne plus jamais pouvoir approcher de l’anneau et des autres artefacts ?
Elayne s’inclina aussi, le visage de marbre et le regard s’attardant sur l’absurde a’dam posé sur la table.
— Les lettres de crédit seront très utiles, dit Carlinya.
Malgré toute la froideur et la logique typique de l’Ajah Blanc, de l’agacement s’entendait encore dans sa voix.
— Gareth Bryne veut chaque jour un peu plus d’or, et grâce à ce trésor, nous serons en mesure de le satisfaire.
— Exact, dit Sheriam. Nous allons aussi vous confisquer la majorité de vos pièces d’or. Il y a de plus en plus de bouches à nourrir et de gens à vêtir, ici et ailleurs…
Elayne acquiesça avec grâce, comme si elle avait pu empêcher quoi que ce soit en refusant. Nynaeve, elle, resta sur l’expectative. L’argent, les lettres de crédit et même les ter’angreal, tout ça n’était que le début.
— Pour le reste, reprit Sheriam, nous avons décidé que vous aviez quitté la tour pour obéir à un ordre, si malavisé fût-il. Il ne vous en sera donc pas tenu rigueur. Maintenant que vous êtes de retour parmi nous, vous allez pouvoir reprendre vos études.
Nynaeve se contenta de relâcher son souffle doucement. C’était exactement ce qu’elle attendait depuis le début de l’interrogatoire. Ça ne lui plaisait pas, bien entendu, mais pour une fois, personne n’allait pouvoir l’accuser d’avoir un caractère de cochon. Surtout quand exploser n’aurait servi à rien.
— Mais…, commença à protester Elayne.
— Vous reprendrez votre formation ! coupa Sheriam. Vous êtes très puissantes dans le Pouvoir, toutes les deux, mais il vous reste à devenir des Aes Sedai.
Les yeux verts de l’ancienne Maîtresse des Novices restèrent rivés sur les deux Acceptées le temps qu’il fallut pour qu’elles renoncent à toute résistance.
— Vous êtes revenues parmi nous, continua alors Sheriam d’un ton un peu plus conciliant, et si Salidar n’est pas la Tour Blanche, faites quand même comme si. Si je me fie à ce que vous nous avez dit en une heure, il vous reste encore beaucoup de choses à nous raconter.
Nynaeve en eut le souffle coupé, mais l’Aes Sedai tourna la tête vers l’a’dam.
— Dommage que vous n’ayez pas amené la Seanchanienne avec vous… Voilà une initiative que vous auriez dû prendre !
Elayne s’empourpra de confusion et de colère – en même temps, oui. Soulagée que Sheriam n’ait rien eu d’autre en tête, Nynaeve ne releva pas la pique.
— Mais peut-on reprocher à des Acceptées de ne pas réfléchir comme des Aes Sedai ? demanda Sheriam, enfonçant le clou. Siuan et Leane vont vous poser beaucoup de questions, et vous leur répondrez du mieux que vous pourrez. Dois-je préciser que vous ne devrez pas tenter de tirer parti de leur… condition présente ? Des Acceptées et même des novices ont cru bon de les rendre responsables de ce qui s’est passé, certaines se croyant autorisées à les punir. Ces jeunes sottes regrettent fort leur initiative, vous pouvez me croire. Est-il utile d’en dire plus ?
Nynaeve et Elayne firent un concours de vitesse pour déclarer que non, ce n’était pas utile. Dans leur hâte d’en finir, elles en bafouillèrent. Si l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais eu l’idée d’accuser quiconque – dans son esprit, toutes les Aes Sedai étaient coupables – elle ne voulait surtout pas que Sheriam soit fâchée contre elle.
Cette idée sonna dans sa tête comme le glas qui annonçait la mort de sa belle liberté…
— Parfait. Vous pouvez garder la flèche d’argent et les bijoux offerts par la Panarch. Quand nous aurons plus de temps, vous m’expliquerez pourquoi elle vous a fait cadeau d’un projectile… Maintenant, retirez-vous. Une de vos camarades Acceptées vous trouvera un endroit où dormir. Il sera plus difficile de vous fournir des robes convenables, mais nous y parviendrons. J’entends que vous oubliiez vos aventures pour reprendre la place qui est la vôtre.
Et bien entendu, si elles ne le faisaient pas d’elles-mêmes, les deux jeunes femmes pouvaient prévoir qu’on les y forcerait. Voyant qu’elle s’était bien fait comprendre, Sheriam eut un hochement de tête satisfait.
Alors qu’elle n’avait pas dit un mot depuis la disparition du bouclier de saidar, Beonin se leva pendant que Nynaeve et Elayne faisaient leur révérence et approcha de la table où reposaient les trésors confisqués.
— Et cet objet ? demanda la sœur grise avec son lourd accent du Tarabon.
D’un geste vif, elle retira le morceau de tissu blanc qui dissimulait le sceau de la prison du Ténébreux. Et pour une fois, ses grands yeux bleus exprimaient de la colère et non de l’étonnement.
— Allons-nous poser des questions à ce sujet ? Ou avez-vous toutes l’intention de vous voiler la face ?
Près de la bourse en peau de chamois où il avait été rangé, le disque noir et blanc brisé mais soigneusement reconstitué, à la manière d’un puzzle, reposait sur la table.
— Quand nous l’avons mis dans la bourse, dit Nynaeve, la bouche sèche, il était entier.
Alors qu’elle avait tout fait pour ne pas regarder le disque, jusqu’à présent, elle ne parvenait plus à en détourner le regard. Quand Leane l’avait vue dénouer la robe écarlate, elle avait ricané, puis lâché… Non, même en pensée, elle n’allait pas se dérober !
— Pourquoi aurions-nous pensé à prendre des précautions ? Cet objet est en cuendillar !
— Nous ne l’avons pas touché, dit Elayne, la voix tendue, ni regardé plus que le strict nécessaire. Son contact nous répugnait, comme s’il était maléfique.
Cette sensation avait disparu. Carlinya les avait toutes les deux obligées à tenir un des fragments afin qu’elles décrivent exactement ce qu’elles éprouvaient. Comme elles avaient dit les mêmes choses auparavant, et plus d’une fois, personne ne les prenait plus au sérieux désormais.
Sheriam se leva et vint se camper près de la sœur grise aux cheveux couleur de miel.
— Nous ne nous voilons pas la face, Beonin. Mais poser plus de questions à ces jeunes filles ne servira à rien. Elles nous ont dit tout ce qu’elles savent.
— Les questions ne sont jamais inutiles, dit Morvrin.
Mais elle avait cessé de triturer l’anneau de pierre pour regarder le sceau brisé, comme toutes les autres. Selon Beonin et elle, c’était bien du cuendillar, pourtant Morvrin avait pu casser un fragment en deux avec ses doigts.
— Combien de sceaux, sur les sept, résistent encore ? demanda Myrelle à voix basse, comme si elle parlait toute seule. Quand le Ténébreux se libérera-t-il, sonnant l’heure de l’Ultime Bataille ?
Toutes les Aes Sedai avaient des pouvoirs à peu près semblables, en fonction de leurs talents particuliers et de leurs inclinations, mais ça n’empêchait pas que chaque Ajah ait ses spécificités. Le Vert, également appelé l’Ajah Guerrier, se préparait à affronter les nouveaux Seigneurs de la Terreur lors de l’Ultime Bataille. Et il y avait en effet une touche d’anticipation dans la voix de Myrelle.