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Dans son coin, le harpiste continua à jouer une mélodie apaisante.

Les chefs sortirent avec un regard respectueux pour Moiraine lorsqu’ils passèrent à côté des deux femmes. Respectueux, mais sans une once d’appréhension. Admiratif, Rand regretta de ne pas pouvoir faire montre d’une telle assurance. Mais Moiraine avait trop de plans pour lui, trop de façons de tirer les ficelles qu’elles avaient attachées à ses bras et ses jambes sans qu’il s’en aperçoive…

Les deux femmes avancèrent aussitôt que les Aiels furent sortis. Petite et très jolie – avec ou sans ces traits d’Aes Sedai auxquels Rand n’avait jamais pu donner un âge –, Moiraine était aussi élégante et aussi pimpante qu’à l’accoutumée. Le bandeau humide ne lui servant plus, elle l’avait abandonné au profit d’une petite pierre bleue pendue au bout d’une chaîne d’or qui lui enserrait le sommet du crâne. Mais cet infime changement n’avait aucun impact. Même avec le bandeau, l’Aes Sedai aurait encore eu un port de reine. Grâce à cette caractéristique, elle parvenait à paraître une bonne tête plus grande qu’en réalité. Et ses yeux pleins d’autorité lui conféraient quelques pouces de plus…

L’autre femme était plus grande, bien qu’elle arrivât à peine à l’épaule de Rand. Simplement jeune, pas sans âge, c’était Egwene, l’amie avec qui Rand avait grandi. N’étaient ses grands yeux noirs, elle aurait aisément pu passer pour une Aielle, et pas seulement à cause de ses mains et de son visage hâlés par le soleil. Vêtue d’une jupe de laine marron typique des femmes du désert, elle portait au-dessus un ample chemisier blanc en algode. En fibre végétale, ce tissu était plus doux que la laine la plus finement tissée. Un matériau qui ferait fureur sur les marchés de tous les pays, si Rand parvenait à convaincre les Aiels d’en faire commerce.

Un châle gris sur les épaules, Egwene avait noué autour de sa tête un foulard gris qui retenait sa crinière brune. Contrairement à la plupart des Aielles, elle ne portait qu’un seul bracelet – de l’ivoire sculpté pour représenter un cercle de flammes – et un unique collier de perles d’ivoire et d’or.

Un troisième bijou attira l’attention de Rand : la bague au serpent, à la main gauche de la jeune femme.

Pendant un temps, Egwene avait étudié sous la coupe de quelques Matriarches. S’il ignorait dans quel domaine, Rand suspectait que ça avait un rapport étroit avec les rêves. Sur ce sujet, Egwene et les Matriarches se montraient muettes comme des tombes. Mais l’amie de Rand avait aussi été formée à la Tour Blanche. Élevée au rang d’Acceptée, elle serait bientôt admise parmi les Aes Sedai. Pour plus de commodité, elle se faisait depuis quelque temps passer pour une sœur – en tout cas, à Tear et dans le désert des Aiels. Lorsque Rand la taquinait à ce sujet, elle ne réagissait pas bien du tout…

— Les chariots seront bientôt prêts à partir pour Tar Valon, annonça Moiraine de sa voix musicale et cristalline.

— Prévoyez une solide escorte, dit Rand, parce que Kadere, sinon, pourrait ne jamais les conduire à destination. (Il se tourna vers la fenêtre, désireux de regarder dehors et de réfléchir au colporteur.) Jusque-là, vous ne m’avez jamais demandé de vous tenir la main, ni de vous donner ma permission.

Un bâton très dur – du genre en noyer, et très épais – s’abattit soudain en travers des épaules de Rand. Sentant la chair de poule courir le long de ses bras – par une chaleur pareille, ça ne pouvait guère être un phénomène naturel –, il comprit qu’une des deux femmes venait de canaliser le Pouvoir.

Se retournant, il s’unit au saidin et s’emplit de Pouvoir. Aussitôt, il eut le sentiment que l’essence même de la vie se déversait en lui, multipliant par dix ou même par cent son énergie vitale. En même temps, la souillure du Ténébreux l’envahit, la mort et la corruption grouillant dans sa bouche comme des asticots. Face à ce torrent qui menaçait à tout moment de l’emporter, il se battit pied à pied pour ne pas lâcher prise. Depuis le temps, il s’était presque habitué à ce phénomène, avec la sensation totalement contradictoire qu’il ne s’y accoutumerait jamais. Mais comment concilier des sentiments si opposés ? Le désir de s’accrocher à jamais au saidin, savourant sa douceur, et l’envie presque irrépressible de vomir… Tout ça pendant que la tempête qui faisait rage en lui tentait de lui arracher la chair des os puis de réduire ceux-ci en cendres.

Si le Pouvoir ne le tuait pas avant, la souillure finirait par le rendre fou. Une étrange course entre les deux dont il était l’enjeu. Depuis le début de la Dislocation du Monde, ce jour où Lews Therin Telamon et ses Cent Compagnons avaient scellé la prison du Ténébreux, au cœur du mont Shayol Ghul, tous les hommes capables de canaliser avaient fini par perdre la raison. La dernière exhalaison méphitique du Ténébreux, juste avant que sa prison fût scellée, avait souillé la moitié masculine de la Source Authentique. Les hommes capables de canaliser – ou plutôt, les fous ! – avaient alors entrepris de disloquer le monde.

Rand s’emplit de Pouvoir… et fut incapable de déterminer laquelle des deux femmes s’en était prise à lui. Le regardant avec de grands yeux innocents, toutes les deux arquaient un sourcil à la fois amusé et interrogateur. L’une d’entre elles était-elle unie au saidar, la moitié féminine de la Source Authentique ? Les deux ? Il n’était pas en mesure de s’en apercevoir.

Le coup de bâton n’était cependant pas dans le style de Moiraine, qui préférait des châtiments bien plus subtils et, au bout du compte, beaucoup plus douloureux. Pourtant, bien qu’il fût sûr de la culpabilité d’Egwene, Rand ne fit rien.

Des preuves !

Cette pensée dérivait à l’extérieur du cocon de Vide où flottait Rand, coupé de ses émotions, de sa réflexion et même de sa colère.

Je ne ferai rien sans preuves… Pas question de me laisser provoquer…

Ce n’était plus l’Egwene qu’il avait connue. Depuis que Moiraine l’y avait envoyée, son ancienne amie était devenue membre à part entière de la Tour Blanche. Moiraine, encore Moiraine et toujours Moiraine ! Parfois, il aurait donné cher pour en être débarrassé !

Parfois, seulement ?

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à l’Aes Sedai.

Rand trouva sa propre voix d’une froideur terrifiante. Rien d’anormal, puisque le Pouvoir se déchaînait en lui. Selon Egwene, entrer en contact avec le saidar était une expérience comparable à une étreinte. Pour un homme, la relation avec le saidin était une lutte à mort.

— Et ne vous avisez pas de reparler des chariots, petite sœur… En règle générale, je découvre vos intentions longtemps après que vous avez agi.

L’Aes Sedai plissa le front, une réaction qui n’avait rien de surprenant. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui parle ainsi – surtout pas un homme, serait-il le Dragon Réincarné.

Rand lui-même aurait été incapable de dire d’où était sorti le « petite sœur ». Ces derniers temps, les mots semblaient parfois exploser tout seuls dans sa tête. Le début de la folie, peut-être. Certaines nuits, il n’en dormait pas jusqu’aux premières lueurs de l’aube, le cœur rongé par l’inquiétude. Mais dans le cocon de Vide, ces préoccupations lui semblaient appartenir à un étranger.

— Nous devons parler en privé, fit Moiraine avec un regard noir pour le harpiste.

Le dos contre un des murs sans fenêtres, Jasin Natael (comme il se faisait appeler ici) était à demi allongé sur des coussins et tirait une douce musique d’une harpe aux montants sculptés pour évoquer les créatures incrustées sur les bras de Rand – des Dragons, selon le nom que leur donnaient les Aiels. Sur l’endroit où Natael avait trouvé l’instrument, Rand n’avait pour l’instant que des soupçons…