Sous le regard impassible de l’ancienne Sage-Dame, Faolain frémit puis écarquilla les yeux.
— Je n’ai plus rien fait depuis que Sheriam…, commença-t-elle.
Faolain se tut brusquement, rouge jusqu’à la naissance des oreilles. Malicieuse, Min cacha son sourire derrière une main.
L’Acceptée qui venait de se trahir balaya du regard les autres femmes, de Birgitte à Marigan. Puis elle fit signe à Nicola et Areina.
— Vous ferez l’affaire, je suppose… Venez avec moi. Tout de suite, et sans traîner les pieds !
Les deux femmes se levèrent lentement. Areina prit un air méfiant et Nicola se mit à jouer nerveusement avec le devant de sa robe. Devançant Nynaeve, Elayne vint s’interposer entre les deux réfugiées et Faolain.
— Que leur veux-tu ?
— J’obéis aux ordres de Sheriam Sedai. Pour ma part, je les trouve trop vieilles pour devenir des novices, mais je fais ce qu’on me dit de faire. La sœur qui accompagne les sergents enrôleurs du seigneur Bryne s’intéresse à des femmes aussi âgées que Nynaeve, c’est tout dire ! (Faolain eut un sourire de vipère.) Dois-je informer Sheriam Sedai que tu n’es pas d’accord, Elayne ? Faut-il lui dire que ta suite est exemptée de toute investigation au sujet du Pouvoir ?
La Fille-Héritière perdit un peu de sa superbe, mais bien entendu, elle ne pouvait pas faire machine arrière sans se ridiculiser. Donc, il lui fallait une diversion.
— Vous avez trouvé beaucoup de candidates ? demanda Nynaeve en tapotant l’épaule de Faolain.
D’instinct, celle-ci tourna la tête. Quand elle regarda de nouveau les réfugiées, Elayne était déjà en train de les rassurer, soulignant qu’il ne leur serait fait aucun mal et qu’on ne les obligerait à rien. Nynaeve ne serait certes pas allée si loin. Quand elles mettaient la main sur une femme née avec une étincelle de Pouvoir, comme Elayne ou Egwene – à savoir, une personne qui finirait par canaliser le Pouvoir, qu’elle le désire ou non – les Aes Sedai ne reculaient devant rien pour l’amener à suivre une formation, qu’elle en ait envie ou non. En revanche, elles se montraient moins empressées auprès des femmes qui pouvaient apprendre à canaliser mais n’entreraient jamais en contact avec le saidar si on ne leur montrait pas comment faire. Idem avec les Naturelles qui avaient survécu à leur destin d’autodidactes – une chance sur quatre, pas plus ! – en général sans savoir ce qu’elles faisaient et en se bloquant d’une manière ou d’une autre, comme Nynaeve elle-même. En théorie, ces femmes-là pouvaient choisir de rester à la tour ou non. Nynaeve avait opté pour la formation, mais si elle avait refusé, elle soupçonnait fort qu’on l’aurait forcée à intégrer la tour, et peut-être même pieds et poings liés. En réalité, les Aes Sedai laissaient aux femmes susceptibles de les rejoindre autant de choix qu’à un pauvre agneau un jour de banquet.
— Trois…, répondit enfin Faolain. Tous ces efforts pour trois candidates seulement, dont une Naturelle. (À l’évidence, elle détestait les Naturelles.) Je ne comprends pas cette rage de découvrir de nouvelles novices. Celles que nous avons déjà ne pourront pas devenir des Acceptées avant que nous ayons regagné la tour. Tout ça, c’est la faute de Siuan et de Leane.
Un muscle tressaillit sur la joue de l’Acceptée quand elle s’avisa que cette remarque pouvait passer pour de l’acharnement contre les anciennes Chaire d’Amyrlin et Gardienne des Chroniques.
— Suivez-moi, dit-elle en prenant par le bras Nicola et Areina. J’obéis aux ordres, donc, on va vous faire subir des épreuves, que ce soit une perte de temps ou non.
— Une mauvaise femme…, murmura Min en regardant l’Acceptée s’éloigner avec les deux réfugiées. S’il y avait une vraie justice, un avenir très déplaisant l’attendrait.
Nynaeve aurait bien voulu savoir ce que Min avait vu au sujet de Faolain – une parmi la centaine de questions qu’elle aurait aimé lui poser – mais Thom, Juilin et Uno vinrent se camper devant Elayne et elle, se déployant de façon à pouvoir regarder dans toutes les directions.
Restant à l’écart, Birgitte ramena les deux petits garçons à leur mère.
Vu le regard qu’elle leur lança, Min avait deviné où voulaient en venir les trois hommes. D’abord tentée de dire quelque chose, elle haussa les épaules puis alla rejoindre Birgitte.
Le visage neutre, Thom aurait très bien pu vouloir parler du temps ou demander ce qu’il y avait pour le dîner. Rien d’important…
— Cet endroit grouille d’idiotes et d’idéalistes dangereuses qui croient pouvoir renverser Elaida. C’est pour ça que Gareth Bryne est là. Il lève une armée.
Juilin eut un grand sourire qui lui fendit en deux le visage.
— Pas des idiotes, des folles… et des fous. Je me fiche qu’Elaida ait été là le jour de la naissance de Logain ! Pour penser qu’on peut destituer, en étant ici, une Chaire d’Amyrlin bien installée à Tar Valon, il faut avoir une grave déficience mentale. Pour atteindre le Cairhien, il nous faudrait environ un mois…
— Ragan et deux ou trois autres hommes ont déjà repéré les chevaux à emprunter, dit Uno avec un grand sourire, lui aussi. (Un frappant contraste avec son œil rouge furieux…) Les gardes ont mission de filtrer les arrivées, pas les départs. Dans la forêt, nous sèmerons ces gens. La nuit ne va pas tarder. Ensuite, ils ne nous trouveront plus jamais.
Sur la berge du fleuve, Nynaeve et Elayne avaient remis leur bague au serpent. Depuis, Uno surveillait son langage avec une remarquable efficacité, même s’il se laissait encore aller lorsqu’il pensait qu’elles n’entendaient pas.
Nynaeve consulta du regard Elayne, qui secoua lentement la tête. Pour devenir une Aes Sedai, elle était prête à tout.
Et moi ? se demanda l’ancienne Sage-Dame.
Si ces Aes Sedai décidaient de contrôler Rand au lieu de le soutenir, quelles chances auraient-elles, Elayne et elle, de les faire changer d’avis ? Eh bien, aucune, en réalité. Mais il y avait la guérison. Au Cairhien, elle n’aurait pas la moindre possibilité de se former, alors qu’ici…
À dix pas d’elle, Therva Maresis, une mince sœur jaune au très long nez, pointait méthodiquement une liste sur une feuille de parchemin. Un peu plus loin, un Champion chauve à la barbe noire conversait avec Nisao Dachen, la dominant de la tête et des épaules alors qu’il n’était pas plus grand que la moyenne. Plus loin encore, Dagdara Finchey, aussi large d’épaules que bien des hommes et plus grande que la plupart, distribuait des missions à un groupe de novices. Nisao et Dagdara appartenaient également à l’Ajah Jaune. Ses cheveux grisonnants indiquant qu’elle était très âgée – sur une Aes Sedai, cet indice ne trompait pas –, Dagdara, disait-on, en savait plus long sur la guérison que les deux autres réunies.
Si elle allait rejoindre Rand, en quoi Nynaeve lui serait-elle utile ? En revanche, elle devrait le regarder perdre peu à peu la raison. Mais si elle progressait dans l’art de guérir, ne pourrait-elle pas l’aider à rester sain d’esprit ? Selon elle, les Aes Sedai avaient une fâcheuse tendance à déclarer des maladies « incurables » avant d’avoir tout fait pour essayer de les enrayer.
Toutes ces idées défilèrent dans la tête de Nynaeve en une fraction de seconde – juste le temps de tourner de nouveau la tête vers les hommes.
— Elayne et moi, nous restons ici. Uno, si vous voulez rejoindre Rand, tes hommes et toi, je n’y verrai aucun inconvénient. Hélas, je crains de n’avoir plus assez d’argent pour vous aider.
Le petit trésor confisqué par les Aes Sedai serait utile à bien des choses, c’était vrai, mais Nynaeve ne pouvait s’empêcher de faire la moue à l’idée du peu de pièces d’argent qui restait dans sa bourse. Ces hommes l’avaient suivie – et Elayne aussi bien sûr – pour toutes les mauvaises raisons possibles, mais ça ne la dédouanait pas de ses responsabilités envers eux. Leur loyauté allant à Rand, pourquoi se seraient-ils impliqués dans une bataille pour la Tour Blanche ? Baissant les yeux sur son coffret doré, Nynaeve ajouta :