— Mais je peux vous donner des choses que vous vendrez en chemin…
— Tu dois y aller aussi, Thom, dit Elayne. Pareil pour toi, Juilin. Contrairement à Rand, nous n’avons plus besoin de vous.
Elle tenta de mettre entre les mains de Thom le deuxième coffre doré, mais le trouvère refusa.
Les trois hommes se regardèrent de cette façon si agaçante qui leur était propre, Uno se permettant même de rouler de son œil unique. Nynaeve crut entendre Juilin murmurer quelque chose comme : « Je vous avais bien dit que c’étaient des têtes de pioche… »
— Peut-être dans quelques jours…, fit Thom.
— Oui, quelques jours, répéta Juilin.
— Avant de filer au Cairhien avec des Champions aux trousses, dit Uno, un peu de repos ne me fera pas de mal.
Nynaeve foudroya les trois compères du regard et tira délibérément sur sa natte. Le regard glacial, Elayne pointa le menton plus haut que jamais. Depuis le temps, les hommes devaient pouvoir interpréter ces signes : pas question de gober leurs fadaises !
— Si vous pensez obéir à Rand al’Thor en veillant sur nous…, commença Elayne.
— Vous avez promis de m’obéir, dit Nynaeve en même temps, et j’entends bien que…
— Vous vous trompez du tout au tout, dit Thom en écartant du front d’Elayne une mèche de cheveux vagabonde. Vraiment… Mais un vieux type boiteux n’a-t-il pas droit à un peu de repos ?
— Pour être franc, intervint Juilin, je reste seulement parce que Thom me doit de l’argent. Les dés, vous comprenez…
— Vous croyez que voler vingt chevaux à des Champions est un jeu d’enfant ? s’indigna Uno, oubliant qu’il venait de dire exactement le contraire.
Elayne sembla à court de mots et Nynaeve éprouva un certain mal à trouver les siens. Étaient-elles tombées si bas ? Devant elles, les trois gaillards ne semblaient plus du tout impressionnés, comme si elles avaient perdu toute autorité.
Pour ne rien arranger, Nynaeve avait un conflit intérieur. Elle avait décidé de renvoyer les hommes, et certainement pas pour qu’ils ne puissent pas la voir faire des courbettes et des révérences à tout bout de champ. Non, certainement pas ! Cela dit, sachant que rien, à Salidar, ne se passait comme elle l’avait prévu, il fallait bien reconnaître, même à contrecœur, qu’il aurait été rassurant de savoir qu’Elayne et elle ne devraient pas compter exclusivement sur le soutien de Birgitte. Pas parce qu’elles entendaient saisir un jour au vol l’occasion de s’enfuir – si on pouvait utiliser ce verbe –, car ça, c’était hors de question. Mais un peu de réconfort, c’était facile à pressentir, ne pourrait en aucun cas leur faire du mal. Bien entendu, il n’aurait pas été question non plus que ces lascars le sachent.
Ça ne risquait pas, puisqu’ils allaient partir, qu’ils le veuillent ou non. Rand leur trouverait une utilité, c’était presque certain, alors qu’ici, ils leur traîneraient dans les jambes, rien de plus. Sauf que…
La porte qui aurait bien eu besoin d’un coup de peinture s’ouvrit, laissant passer Siuan et Leane. Les deux femmes se regardèrent froidement, puis l’ancienne Gardienne des Chroniques s’éloigna en ondulant des hanches, passa devant Croi et Avar et s’engouffra dans le couloir qui menait aux cuisines. Nynaeve fronça pensivement les sourcils. Au milieu de cette extrême froideur, il y avait eu une brève explosion de chaleur qu’elle avait failli ne pas voir, alors que tout se passait sous ses yeux.
Siuan se tourna vers Nynaeve, mais elle s’immobilisa soudain, les traits figés. Quelqu’un d’autre venait de se joindre au petit groupe.
Une cuirasse bossuée passée par-dessus sa veste couleur chamois, ses gantelets renforcés de fer glissés à la ceinture, Gareth Bryne irradiait l’autorité. Avec ses cheveux presque gris et son visage expressif, il donnait le sentiment d’avoir tout vu, tout supporté, et d’être encore en vie quand même. Un homme qui pouvait encore endurer bien des choses…
Elayne sourit et inclina gracieusement la tête. Une réaction très loin de sa surprise effarée lorsqu’elle avait reconnu Bryne dans la rue, en arrivant à Salidar.
— Je ne saurais dire que te voir est entièrement un plaisir, seigneur Gareth. J’ai entendu dire qu’il y avait eu des… hum… des difficultés entre ma mère et toi, mais rien n’est irréparable en ce monde. Tu sais à quel point la reine peut être impulsive, à l’occasion. Elle se ressaisira et te rappellera à Caemlyn, je n’en doute pas un instant.
— Ce qui est fait est fait, Elayne, dit Bryne avant de se tourner vers Uno.
Elayne en resta bouche bée. Nynaeve n’avait jamais vu quelqu’un qui connaissait le rang de la Fille-Héritière se montrer si expéditif avec elle.
— Uno, as-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ? Les cavaliers du Shienar sont les meilleurs du monde et j’ai des tas de jeunes gars qui ont besoin d’une formation adéquate.
Uno plissa le front, son œil unique regardant à la dérobée Elayne et Nynaeve.
— Eh bien, comme je n’ai rien de mieux à faire… Je poserai la question à mes hommes.
Bryne tapa sur l’épaule du vétéran.
— Parfait… Et toi, Thom Merrilin ?
Le trouvère s’était placé de profil et il se lissait la moustache tout en contemplant le sol, comme s’il voulait ne pas trop exposer son visage. Mais il releva la tête et soutint le regard du seigneur.
— Jadis, j’ai connu un homme dont le nom ressemblait au tien, dit Bryne. Un joueur très doué pour un jeu particulier…
— Moi, j’ai connu un type qui te ressemblait beaucoup, répliqua Thom. Il s’est efforcé de me couvrir de chaînes, et s’il avait réussi, il m’aurait fait couper la tête.
— Elle ne remonterait pas à longtemps, ton histoire ? Parfois, les hommes font d’étranges choses pour plaire aux femmes. (Bryne regarda Siuan et secoua la tête.) Disputerais-tu une partie de pierres contre moi, maître Merrilin ? Je déplore souvent de ne pas avoir un partenaire qui pratique ce jeu à merveille, comme dans les plus hautes sphères du pouvoir.
Thom fronça les sourcils, comme Uno, mais il continua à soutenir le regard du seigneur.
— Je veux bien jouer une partie ou deux, à condition de connaître les enjeux. Et si tu veux bien comprendre que je ne passerais pas le restant de mes jours à jouer avec toi. Traîner trop longtemps au même endroit me donne des fourmis dans les jambes…
— Tant que tu n’en auras pas au milieu d’une partie cruciale…, lâcha Bryne, glacial. Venez avec moi, tous les deux. Et n’espérez pas dormir beaucoup. Ici, tout aurait dû être fait hier, à part ce qui devrait être fini depuis une semaine. (Il se tourna vers Siuan.) Mes chemises étaient d’une propreté douteuse, aujourd’hui…
Sur ces mots, il s’éloigna, entraînant Thom et Uno avec lui. Siuan le regarda un moment, ses yeux lançant des éclairs, puis, toujours furibonde, elle se tourna vers Min, qui fit une grimace et partit en direction des cuisines, comme Leane.
Nynaeve n’avait pas compris un traître mot à tout ce qui venait de se dire. Et quelle audace avaient ces hommes ! Se permettre de parler devant elle comme si elle était absente, et en tenant des discours incompréhensibles ! Mais elle avait déjà perdu assez de temps avec eux.
— Une chance qu’il n’ait pas besoin d’un pisteur, fit Juilin.
Visiblement mal à l’aise, il lorgnait Siuan à la dérobée. Pour lui, apprendre l’identité de la jeune femme avait été un choc. Et Nynaeve n’aurait pas parié qu’il avait compris qu’elle était calmée et ne dirigeait plus les Aes Sedai. En tout cas, devant elle, il était impressionné.