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— Bryne m’a pratiquement ignorée…, soupira Elayne. Qu’il y ait des problèmes entre ma mère et lui ne lui donne pas le droit de… Mais je m’occuperai plus tard du seigneur Gareth. Nynaeve, je dois parler à Min.

L’ancienne Sage-Dame emboîta le pas à sa compagne – les réponses de Min promettaient d’être intéressantes – mais Siuan lui prit le poignet d’une main de fer.

La Siuan Sanche qui courbait l’échine devant les Aes Sedai n’était plus qu’un souvenir. Ici, personne ne portait le châle. Gratifiant Juilin d’un regard glacial, elle parla sans élever le ton, car elle n’en avait pas besoin.

— Attention aux questions que tu poses, pisteur de voleurs, si tu ne veux pas te retrouver sur l’étal d’un poissonnier, vidé de tes entrailles !

Quand Siuan riva ses yeux bleus sur Marigan puis sur Birgitte, la première fit la moue comme si elle venait de goûter un fruit amer et la seconde elle-même tressaillit.

— Vous deux, mettez-vous en quête de Theodrin, une Acceptée, et demandez-lui de vous trouver un endroit où dormir. Ces enfants devraient déjà être couchés. Eh bien, qu’attendez-vous ? Exécution !

Avant que les deux femmes se soient mises en mouvement, Birgitte réagissant plus vite que Marigan, Siuan se tourna vers Nynaeve.

— J’ai des questions à te poser. On t’a ordonné de coopérer, et tu devrais le faire, si tu ne veux pas d’ennuis.

Comme prise dans un tourbillon, Nynaeve se laissa entraîner par Siuan, qui s’engouffra dans un escalier à la rampe réparée avec des planches brutes, puis remonta en trombe un couloir au plancher usé et entra dans une petite pièce où se trouvaient deux lits superposés. Prenant le seul tabouret, Siuan fit signe à Nynaeve de s’asseoir sur le lit du bas. Histoire de montrer son indépendance, la jeune femme choisit de rester debout.

Balayant la chambre du regard, elle vit une coiffeuse bancale sur laquelle reposaient un broc et une cuvette. Quelques robes pendaient à des patères, et ce qui semblait être une paillasse était enroulé dans un coin.

En moins d’une journée, Nynaeve était tombée très bas. Mais Siuan, elle, avait plongé au fond d’un abîme. Tout compte fait, elle ne risquait pas d’être un gros problème, même si ses yeux, eux, n’avaient pas changé.

— Reste debout si ça t’amuse, petite. L’anneau… Pour l’utiliser, il n’y a pas besoin de canaliser le Pouvoir ?

— Non. Vous… (Non, pas question de s’en laisser imposer !) Tu m’as entendue dire à Sheriam que…

— N’importe qui peut s’en servir ? Une femme qui ne sait pas canaliser ? Un homme ?

— Un homme, peut-être, oui… (En général, un ter’angreal qui n’avait pas besoin du Pouvoir fonctionnait pour les deux sexes.) N’importe quelle femme, c’est certain.

— Dans ce cas, tu vas m’apprendre à l’utiliser.

Nynaeve arqua un sourcil. Ce pouvait être un moyen d’obtenir ce qu’elle voulait. Sinon, elle en avait un autre. Enfin, peut-être…

— Les Aes Sedai sont informées ? Quand il a été question de leur apprendre à se servir de l’anneau, ton nom n’a jamais été mentionné.

— Elles ne savent rien… (Pas ébranlée le moins du monde, Siuan eut un sourire mauvais.) Et elles continueront à ne rien savoir. Sinon, elles apprendront qu’Elayne et toi vous êtes fait passer pour des Aes Sedai, après votre départ de Tar Valon. Moiraine est peut-être indulgente avec Egwene – si cette gamine n’a pas également fait ce coup-là, c’est que je ne sais plus distinguer un nœud de cabestan d’un nœud de grappin ! – mais Sheriam, Carlinya et les autres… Avant d’en avoir terminé avec vous, elles vous auront fait couiner comme des grondins blessés. Oui, bien longtemps avant d’en avoir fini…

— C’est ridicule, dit Nynaeve.

S’avisant soudain qu’elle était assise au bord du lit, elle ne parvint pas à se souvenir du moment où elle l’avait fait. Thom et Juilin tiendraient leur langue, c’était sûr. Et personne d’autre ne savait. Elle allait devoir en parler à Elayne…

— Nous n’avons rien fait de tel.

— Ne me prends pas pour une idiote, gamine ! Si j’avais eu besoin d’une confirmation, je l’aurais eue dans tes yeux. Ton estomac menace de se retourner, pas vrai ?

Ça, on pouvait le dire !

— Pas du tout ! Si je t’enseigne quelque chose, ce sera parce que je le veux bien. (Ce qui lui restait de compassion pour Siuan déserta Nynaeve, bien décidée à ne pas se laisser malmener.) Si je le fais, il me faudra quelque chose en échange : vous étudier, toi et Leane. Je veux découvrir si une femme calmée peut être… guérie.

— C’est impossible, lâcha Siuan. Et maintenant…

— À part la mort, tout devrait être guérissable.

— La réponse est dans le « devrait », gamine ! Leane et moi avons reçu l’assurance qu’on nous laisserait en paix. Si tu veux savoir ce qui arrive aux femmes qui nous molestent, demande à Faolain ou à Emara. Elles n’étaient pas les premières, ni les pires, mais elles ont crié le plus longtemps.

Au bord de la panique, Nynaeve avait failli oublier qu’il lui restait un autre moyen de faire pression sur Siuan. Enfin, peut-être. Si elle avait bien interprété un seul regard…

— Que dirait Sheriam si elle savait que Leane et toi n’êtes pas le moins du monde fâchées ? (L’ancienne Chaire d’Amyrlin ne réagit pas.) Les Aes Sedai croient vous avoir à leur botte, c’est ça ? Plus vous houspillez quelqu’un qui ne peut pas se défendre, plus elles croient à votre sincérité quand vous leur obéissez au doigt et à l’œil. Une telle comédie a suffi pour leur faire oublier que vous avez travaillé main dans la main des années durant, ta Gardienne des Chroniques et toi ? Ou les avez-vous convaincues qu’être calmées a tout changé en vous, pas seulement votre apparence ? Quand elles s’apercevront que vous avez comploté dans leur dos, tirant les ficelles comme si elles étaient des marionnettes, vous crierez plus fort que n’importe quel grondin ! Quoi que soit un grondin !

Siuan n’avait même pas cillé. À l’évidence, elle était résolue à garder son calme et à ne rien avouer. Mais ce regard fugitif qu’elle avait échangé avec Leane, Nynaeve ne l’avait pas inventé.

— Je veux pouvoir vous étudier chaque fois que l’envie m’en prendra. Et Logain aussi.

Au fond, il y avait peut-être là aussi des informations à glaner. Les hommes étant différents, ce serait une façon d’aborder la question sous un autre angle. Bien entendu, même si elle découvrait comment faire, elle ne guérirait pas le faux Dragon. Pour le salut de tous, il fallait que Rand sache canaliser le Pouvoir. Ce n’était pas une raison pour lâcher sur le pauvre monde un autre mâle doté de cette arme.

— Si tu refuses, tu peux dire adieu à l’anneau de pierre et à Tel’aran’rhiod.

Qu’espérait Siuan dans le Monde des Rêves ? Sans doute revivre les sensations qu’elle éprouvait lorsqu’elle était encore une Aes Sedai. La gorge bizarrement serrée à cette idée, Nynaeve dut éliminer impitoyablement ces ultimes relents de compassion.

— Et si tu parles de ton histoire absurde – Elayne et moi, nous faire passer pour des Aes Sedai ! – je dirai tout sur ta fausse fâcherie avec Leane. Elayne et moi vivrons peut-être des moments désagréables jusqu’à ce que la vérité soit établie, mais ensuite, tu crieras aussi longtemps que Faolain et Emara réunies.

Toujours pas de réaction. Comment Siuan parvenait-elle à rester si impassible ? Contrairement à ce que Nynaeve croyait, ce n’était donc pas une caractéristique liée à l’état d’Aes Sedai ? Pour sa part, elle avait les lèvres sèches – et pas un poil de sec sinon. Si elle s’était trompée, et si Siuan était prête à une partie de bras de fer, elle n’avait aucun doute sur l’identité de la perdante…

— J’espère que Moiraine est parvenue à garder la colonne vertébrale d’Egwene plus souple que la tienne…