Nynaeve ne comprit pas vraiment la remarque, mais elle n’avait pas le temps de s’attarder dessus.
Siuan tendit la main et se pencha légèrement en avant.
— Garde mes secrets et je garderai les tiens. Et si tu m’apprends à utiliser l’anneau, tu pourras étudier tant que tu voudras deux pauvres femmes calmées et un faux Dragon apaisé.
Alors qu’elle scellait le pacte en serrant la main de Siuan, Nynaeve eut du mal à retenir un soupir de soulagement. Elle avait réussi ! Depuis ce qui lui semblait une éternité, quelqu’un avait tenté de la brusquer et avait essuyé un cinglant échec. De quoi lui donner le courage d’affronter Moghedien. Enfin, presque…
Elayne rattrapa Min après qu’elle fut sortie de l’auberge par la porte de derrière, et elle marcha à ses côtés. Deux ou trois chemises blanches pliées sur un bras, Min traversa la cour qui, à la lumière du soleil couchant, évoquait plutôt un champ fraîchement retourné, l’énorme souche de ce qui devait avoir été un chêne géant se dressant au milieu. Les écuries de pierre au toit de chaume n’ayant pas de porte, Elayne put parfaitement voir les hommes qui allaient et venaient entre les stalles toutes remplies. À l’ombre du bâtiment, spectacle curieux, Leane parlait avec un colosse plutôt mal vêtu qui devait être un forgeron… ou un bagarreur invétéré. Le plus curieux, c’était la façon dont Leane se tenait près du type, la tête inclinée pour le regarder. Puis elle lui tapota la joue, se retourna et repartit à la hâte vers l’auberge. Après l’avoir suivie des yeux, le colosse se détourna et disparut dans les ombres.
— Ne me demande surtout pas ce qu’elle mijote, dit Min. Des gens étranges viennent les voir, Siuan et elle, et avec certains hommes… Eh bien, tu as vu.
Elayne ne s’intéressait pas vraiment à ce que faisait Leane. Mais à présent qu’elle était seule avec Min, elle ne savait plus trop comment en venir là où elle le désirait.
— Que fais-tu avec ces chemises ?
— La blanchisseuse… Tu ne peux pas savoir à quel point il est plaisant de voir Siuan être la souris, pour une fois. Elle ne sait pas si l’aigle veut la manger ou la transformer en animal domestique – en tout cas, elle a autant le choix que ses victimes, naguère. C’est-à-dire aucun !
Elayne dut accélérer le pas pour ne pas se faire semer. Tout ça était bien beau, mais ça ne l’aidait pas du tout.
— Savais-tu ce que Thom allait proposer ? Cela précisé, nous restons.
— Je l’avais bien dit… Et pas à cause d’une vision.
Min ralentit de nouveau le pas lorsqu’elle s’engagea dans un passage étroit encombré de broussailles, entre le côté des écuries et un muret à demi écroulé.
— Je pensais simplement que vous ne renonceriez pas, Nynaeve et toi, à reprendre votre formation. Tu es avide d’apprendre, et elle aussi, même si elle refuserait de l’admettre sous la torture. J’espérais me tromper, parce que je serais partie avec vous. Au moins, je… (Min marmonna quelques imprécations inaudibles.) Ce trio qui vous accompagne sera une source d’ennuis – et ça, c’est une vision !
Voilà l’ouverture qu’attendait Elayne. Pourtant, au lieu de s’y engouffrer, elle demanda :
— Tu veux parler de Marigan, Nicola et Areina ? Comment pourraient-elles nous attirer des ennuis ?
Hélas, seul un idiot n’aurait pas tenu compte des visions de Min.
— Je ne sais rien de précis… J’ai capté des fragments d’aura, et seulement du coin de l’œil. Jamais quand je les regardais de face, là où j’aurais pu en apprendre plus. Peu de gens ont une aura en permanence, sais-tu ? Elles auront peut-être la langue trop longue. Y aurait-il des choses que tu préférerais cacher aux Aes Sedai ?
— Sûrement pas ! s’écria Elayne, ce qui lui valut un regard en coin de sa compagne. En tout cas, rien que nous aurions pu éviter de faire… Et de toute façon, les réfugiées ne peuvent pas être au courant.
Cette conversation l’éloignait de son objectif. Prenant une grande inspiration, elle décida de se jeter à l’eau.
— Min, tu as eu une vision qui nous concernait, Rand et moi. Pas vrai ?
Elayne fit encore deux pas avant de s’apercevoir que Min s’était arrêtée.
— Oui…
Une réponse pleine de méfiance.
— Tu as vu que nous allions tomber amoureux l’un de l’autre.
— Pas exactement… Je t’ai vue éprise de lui. Sur ses sentiments pour toi, je ne sais rien, sauf qu’il est lié à toi d’une certaine façon.
Elayne fit la moue. C’était à peu près ce qu’elle s’attendait à entendre, mais pas ce qu’elle avait eu envie de se faire dire.
« Avec les souhaits et les désirs, on s’emmêle les pinceaux, et avec la réalité, on marche d’un pas assuré. »
Un autre dicton de Lini. Et une leçon à retenir…
— Tu as vu qu’il y aurait une autre femme… quelqu’un avec qui je devrais le partager.
— Deux autres femmes…, souffla Min. Deux. Et je suis l’une des deux.
La bouche ouverte sur sa question suivante, Elayne la ravala et couina :
— Toi ?
— Oui, moi ! Tu crois que je ne peux pas aimer ? Je ne voulais pas, mais c’est arrivé, et voilà tout !
Min repartit à grandes enjambées. Cette fois, la Fille-Héritière eut besoin de plus de temps pour la rattraper.
Eh bien, ça expliquait pas mal de choses, en particulier pourquoi Min avait toujours éludé le sujet. Et aussi ces nouvelles broderies, sur les revers de sa veste. Et ce léger fard sur ses joues, sauf si la Fille-Héritière se faisait des idées…
Comment est-ce que je prends cette nouvelle ?
Bizarrement, elle aurait été incapable de le dire.
— Qui est la troisième ?
— Je ne sais pas… La seule indication que j’ai, c’est qu’elle a un sacré caractère ! Mais il ne s’agit pas de Nynaeve, grâce en soit rendue à la Lumière ! Je doute que j’aurais pu survivre à ça… (Min regarda une nouvelle fois Elayne de biais.) Quelles conséquences ça aura entre nous deux ? Elayne, je t’aime bien. Je n’ai pas de sœur, et parfois, il me semble que… Je veux être ton amie, et je ne cesserai pas de t’apprécier, quoi qu’il arrive, mais je ne peux pas m’empêcher de l’aimer.
— Je n’apprécie pas beaucoup l’idée de partager un homme…, fit Elayne.
Un euphémisme, à tout le moins.
— Moi non plus, pourtant… Elayne, j’ai honte de l’avouer, mais je ferai tout pour l’avoir. Toutes les deux, nous n’avons pas le choix… Il a bouleversé ma vie, par la Lumière ! Penser à lui suffit à m’embrouiller les idées.
Min semblait ne pas savoir s’il fallait en rire ou en pleurer.
Elayne expira très lentement. Ce n’était pas la faute de Min. Au fond, ne valait-il pas mieux que ce soit elle plutôt qu’une autre, par exemple Berelain, ou toute autre chipie qu’elle n’aurait pas pu supporter ?
— Ta’veren…, dit-elle. Le monde se tisse autour de lui. Nous sommes des copeaux de bois emportés par un cyclone. Mais il me semble me rappeler une promesse que nous nous sommes faite un jour, Egwene, toi et moi. Ne jamais laisser un homme gâcher notre amitié. Min, nous surmonterons cette épreuve. Et quand nous saurons qui est la troisième… Eh bien, nous surmonterons ça aussi. D’une façon ou d’une autre…
Une troisième femme ? Pas Berelain ! Par le sang et les cendres !
— D’une façon ou d’une autre, oui… En attendant, nous sommes coincées ici, toi et moi. Je sais qu’il y a une troisième femme, je ne peux rien y faire, et j’ai déjà eu assez de mal à me faire à l’idée que tu… Les Cairhieniennes ne sont pas toutes comme Moiraine. À Baerlon, j’ai un jour vu une noble du Cairhien. Extérieurement, elle aurait pu faire passer Moiraine pour une émule de Leane, mais si tu avais entendu certaines de ses allusions. Et vu ses auras ! Avec elle, pas un seul homme en ville n’était en sécurité, à moins d’être laid, boiteux ou bossu ou mieux encore, raide mort !