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Au-delà du jardin, entre deux tours du palais, Rand avait une vue imprenable sur Cairhien, les zones éclairées contrastant avec les zones sombres sur les collines que la cité semblait dominer de toute son écrasante masse. Sur une des tours, son étendard rouge orné de l’ancien symbole des Aes Sedai flottait mollement au vent. L’autre tour arborait fièrement une copie plus grande de l’étendard du Dragon. Ce drapeau-ci flottait sur une bonne dizaine de bâtiments, y compris la plus haute des tours inachevées, qui se dressait droit devant lui. Dans ce cas particulier, s’énerver n’avait pas eu plus de résultats qu’ordonner. Ni les Teariens ni les Cairhieniens n’avaient cru qu’il voulait seulement un étendard de ce type. Quant aux Aiels, ils se fichaient de ce genre de chose.

Même à cette heure, et au cœur du palais, Rand entendait le perpétuel murmure d’une ville peuplée à exploser. Plus effrayés de retourner chez eux que de vivre près du Dragon Réincarné, tous les réfugiés étaient restés. Bien entendu, les marchands de tout poil avaient accouru, avides de vendre tout ce que les gens pouvaient se permettre d’acheter, et d’acquérir à vil prix tout ce qu’ils ne pouvaient plus s’offrir le luxe de garder. À cela, il fallait ajouter les seigneurs et les soldats qui s’étaient ralliés à sa cause, les Quêteurs convaincus que le cor devait se trouver non loin de lui – une dizaine de résidents de feu la Ceinture (ou une centaine, pour ce qu’il en savait) étant d’ailleurs prêts à en vendre autant de copies qu’ils trouveraient de gogos –, les maçons ogiers venus du Sanctuaire Tsofu en quête d’un travail à la hauteur de leur extraordinaire talent et des aventuriers (certains étant des brigands reconvertis depuis une semaine) prêts à saisir au vol la moindre occasion de se remplir les poches.

En ville, il y avait même eu une centaine de Fils de la Lumière, mais ils avaient filé au galop dès qu’il était devenu évident que le siège avait pris fin. Le rassemblement qu’avait ordonné Pedron Niall concernait-il Rand ? Egwene lui fournissait certaines indications sur bien des points, mais quelle que soit son opinion personnelle, elle adoptait l’angle de vue de la Tour Blanche. Et Rand ne partageait pas du tout la façon de voir des Aes Sedai.

Au moins, les caravanes de grain commençaient à arriver de Tear avec une encourageante régularité. À force, des gens affamés risquaient de se soulever. Rand aurait aimé pouvoir se réjouir simplement que des êtres humains n’aient plus l’estomac vide, mais les calculs de ce genre faisaient partie de sa charge.

Le nombre de brigands diminuait et la guerre civile n’avait pas recommencé. D’autres bonnes nouvelles. Avant de pouvoir partir, Rand devrait s’assurer que les choses demeurent ainsi. Une multitude de problèmes à régler avant de s’occuper enfin de Sammael.

Sur les chefs de tribu auxquels il se fiait, ceux qui étaient venus avec lui de Rhuidean, il ne restait plus que Rhuarc et Bael. Mais si les quatre tribus qui s’étaient jointes à lui récemment n’étaient pas dignes de confiance pour la longue marche vers Tear, pouvait-il les laisser sans surveillance au Cairhien ? Indirian et les autres avaient reconnu qu’il était le Car’a’carn, mais ils ignoraient tout de lui, et pour sa part, il ne savait rien d’eux…

Le message reçu le matin même pouvait lui aussi annoncer un problème. La Première Dame de Mayene, Berelain, était à quelques centaines de lieues de Cairhien, en chemin pour le rejoindre à la tête d’une petite armée – comment avait-elle fait pour traverser Tear ainsi, il n’en avait pas la moindre idée. Étrangement, dans sa missive, elle demandait si Perrin était avec lui. Sans aucun doute, elle devait craindre que le Dragon Réincarné oublie son petit pays si elle ne lui rappelait pas son existence. En un sens, voir Berelain jouer au chat et à la souris avec les Cairhieniens pouvait être distrayant. Car elle était la dernière d’une longue liste de Premières Dames et de Premiers Sires qui avaient réussi, en excellant au Grand Jeu, à empêcher Tear d’annexer leur petite nation. Au fond, lui confier le Cairhien ne serait pas une mauvaise idée… Le moment de partir venu, s’il venait jamais, il comptait emmener avec lui Meilan et les autres Teariens.

Tous ces soucis ne valaient guère mieux que ceux qui l’attendaient à l’intérieur. Tapotant la base du fourneau de son brûle-gueule, Rand le vida, puis il écrasa sous sa semelle les ultimes brins de tabac encore embrasés. Avec cette sécheresse, le jardin risquait de prendre feu comme une torche, si on ne se montrait pas prudent. La sécheresse… Le climat anormal… Rand s’avisa qu’il venait d’émettre un grognement muet. La priorité, c’était d’agir là où il pouvait faire une différence. Cela dit, il eut un certain mal, avant d’entrer, à se recomposer une expression de chef serein et sûr de lui.

Aussi bien vêtu que n’importe quel seigneur, avec des volants de dentelle au col, Asmodean s’était adossé contre un mur sobrement lambrissé et, comme s’il était là pour son plaisir, il jouait sur sa harpe une douce mélodie. Les autres personnes présentes dans la pièce, toutes assises, se levèrent dès qu’elles aperçurent Rand – et se rassirent aussitôt lorsqu’il leur fit un geste agacé. D’un côté du riche tapis rouge et or, Meilan, Torean et Aracome se pavanaient dans des fauteuils dorés et sculptés, chacun ayant derrière lui un plus jeune seigneur de Tear. Les Cairhieniens étaient installés en face. Alors que Dobraine et Maringil avaient eux aussi un jeune seigneur derrière eux – chaque nobliau ayant le devant du crâne rasé et poudré comme celui de Dobraine – c’était Selande qui jouait ce rôle pour dame Colavaere. Blanche comme un linge, la jeune séductrice frémit quand Rand posa les yeux sur elle.

Le visage de marbre, le jeune homme gagna son propre siège. À lui seul, ce fauteuil était une raison de contrôler ses expressions. C’était un cadeau de Colavaere et des deux autres, correspondant à ce qu’ils imaginaient être le style tearien. Selon eux, puisqu’il régnait sur Tear et avait envoyé des Teariens ici, le Dragon Réincarné devait aimer le tape-à-l’œil.

Et là, pour le tape-à-l’œil, il était servi ! Les jambes sculptées du siège représentaient des dragons aux écailles rouge et jaune – des émaux et des dorures – et aux yeux incrustés d’énormes tourmalines. Les bras et le dossier, eux aussi, étaient la copie fidèle de la créature qui ornait l’étendard du Dragon. Pour fabriquer si vite ce « chef-d’œuvre », des dizaines d’artisans avaient dû travailler jour et nuit depuis l’arrivée de Rand. Bien entendu, assis sur cette espèce de trône, il se sentait particulièrement idiot. Et pour ne rien arranger, Asmodean, changeant de registre, jouait désormais un air des plus martiaux qui eût convenu à un triomphe.

Pourtant, il y avait dans les yeux sombres des Cairhieniens une méfiance toute nouvelle à l’égard de Rand – un sentiment qui se reflétait d’ailleurs dans le regard des Teariens. Ça avait commencé avant qu’il sorte. En essayant de glaner des faveurs, avaient-ils tous commis une erreur dont ils mesuraient enfin la gravité ? S’efforçant d’ignorer qui il était, tous ces nobles l’avaient traité comme s’ils s’adressaient à un de leurs jeunes pairs qui les avait vaincus, mais qu’on pouvait amadouer et peut-être même manipuler. Le ridicule fauteuil, avec ses allures de trône, ramenait ces intrigants à la réalité, leur rappelant qui se tenait devant eux.

— Seigneur Dobraine, les troupes se déplacent-elles selon le plan prévu ?

La harpe se tut à l’instant même où Rand prit la parole. Pour se donner une contenance, Asmodean fit mine d’avoir besoin de l’accorder.

— Oui, seigneur Dragon, répondit le seigneur au visage parcheminé.

Un parangon de sobriété, cette réponse. Ne se faisant aucune illusion, Rand savait que Dobraine ne l’appréciait pas davantage que les autres nobles. Si l’occasion se présentait, il n’hésiterait pas à jouer son propre jeu. Mais pour l’heure, il semblait résolu à se montrer fidèle au serment qu’il avait prêté. Et les rayures colorées, sur le devant de sa veste, étaient usées à force qu’un plastron frotte contre elles…