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Lorsque la porte se fut refermée sur les deux femmes, Rand éclata d’un rire sardonique qui écorcha ses propres oreilles. Mortellement las du Grand Jeu, il le pratiquait désormais sans y penser. Dégoûté d’avoir effrayé une femme, il s’était empressé d’en terroriser une autre. Cela dit, c’était un juste retour des choses. Car si des hordes de beautés étaient montées à l’assaut de Rand, c’était sur l’ordre de dame Colavaere. Si elle fournissait une maîtresse à Rand – jeune et naïve, histoire de pouvoir la manipuler –, n’aurait-elle pas enfin attaché un fil à cette si précieuse marionnette ? Mais elle avait toujours eu l’intention de précipiter une autre femme dans le lit du Dragon Réincarné – avec la possibilité qu’il finisse par l’épouser. À présent, elle allait transpirer à grosses gouttes en attendant que sonne la deuxième cloche. Certainement consciente d’être jolie, sinon franchement belle à se damner, elle allait se dire que Rand avait repoussé toutes les « candidates » parce qu’il en pinçait pour les femmes plus vieilles que lui d’une bonne quinzaine d’années. En réfléchissant, elle conclurait qu’il était hors de question de repousser les avances de l’homme qui tenait le Cairhien dans son poing. D’ici au soir, devenue parfaitement docile, elle serait dans la disposition d’esprit adéquate pour cesser ce jeu ridicule. Sans compter qu’Aviendha aurait sans doute tranché la gorge de toute femme présente dans le lit de Rand, il en avait plus qu’assez de devoir faire face à des légions de blanches colombes prêtes à se sacrifier pour l’intérêt supérieur du Cairhien et de dame Colavaere. Pressé par le temps, il n’avait pas une minute à perdre avec de tels enfantillages.

Et si dame Colavaere décide que l’enjeu mérite le sacrifice de sa personne ?

C’était envisageable, de la part d’une femme à la tête si froide.

Dans ce cas, je la lui réchaufferai en lui flanquant la frousse de sa vie.

Ce ne serait pas difficile. À chaque instant, il sentait le saidin comme une entité qui aurait été juste hors de son champ de vision. Et bien entendu, il captait aussi la souillure. Parfois, il se demandait si ce qu’il sentait n’était pas la vase puante déposée par le saidin au plus profond de lui-même.

Rand s’avisa qu’il regardait Asmodean sans la moindre aménité. L’air serein, le Rejeté semblait l’étudier, comme si… Soudain, la musique reprit, légère et apaisante. Ainsi, Asmodean pensait que le Dragon Réincarné avait besoin qu’on lui adoucisse les mœurs ?

Sans qu’on y ait toqué, la porte s’ouvrit pour laisser passer Moiraine, Egwene et Aviendha, ces deux dernières en tenue aielle alors que l’Aes Sedai, qu’elles flanquaient, arborait une robe bleu pâle. S’il s’était agi de Rhuarc, d’un autre chef encore en ville ou d’une délégation de Matriarches, une Promise serait venue annoncer des visiteurs. Mais ces trois-là, on les laissait entrer même quand Rand était dans son bain.

Egwene regarda « Natael » avec une grimace. Aussitôt, la musique devint moins forte, se fit un bref instant plus complexe, comme un air de danse, puis se réduisit à ce qui aurait pu être le murmure d’une tiède brise d’été. Asmodean eut un sourire qui semblait s’adresser à son instrument.

— Je suis étonné de te voir, Egwene, dit Rand en passant nonchalamment une jambe sur le bras de son fauteuil. Ça fait bien six jours que tu m’évites, non ? M’apporterais-tu d’autres bonnes nouvelles ? Masema aurait-il mis Amador à feu et à sang en mon nom ? Ou les Aes Sedai censées me soutenir ont-elles toutes adhéré à l’Ajah Noir ? Tu remarques que je ne t’ai pas demandé de qui il s’agissait. Ni où elles sont. Et encore moins comment tu sais ça. Je n’attends pas de toi que tu divulgues des secrets d’Aes Sedai, de Matriarches ou de je ne sais trop qui. Allons, donne-moi les miettes que tu veux bien consentir à me communiquer, et laisse-moi me demander si ce que tu omets de me dire ne risque pas de me valoir un coup de poignard pendant que je dors.

La jeune femme ne se laissa pas démonter.

— Tu sais ce que tu as besoin de savoir, et le reste, n’espère pas que je te le dise.

Exactement ce qu’Egwene avait déjà déclaré six jours plus tôt. Malgré leurs différences vestimentaires, elle ressemblait de plus en plus à Moiraine – Aes Sedai jusqu’au bout des ongles.

Aviendha, en revanche, n’avait rien de serein. Venant se camper à côté d’Egwene, elle posa sur Rand son regard vert brillant et se tint droite comme si sa colonne vertébrale avait été en fer.

Rand s’étonna que Moiraine ne se joigne pas à ses jeunes camarades. À trois, elles auraient pu le foudroyer du regard avec encore plus de conviction.

Le serment d’allégeance de l’Aes Sedai était à géométrie variable, semblait-il, et les trois femmes paraissaient s’être nettement rapprochées depuis la dispute de Rand avec Egwene. Encore que « dispute » fût un bien grand mot, avec quelqu’un qui n’élevait jamais la voix, dont le regard ne se troublait jamais et qui, après avoir refusé une fois de répondre, n’écoutait même plus vos questions.

— Que veux-tu ? demanda Rand.

— Ces deux missives sont arrivées pour toi il y a moins d’une heure, dit Moiraine en tendant les lettres au jeune homme, son ton s’accordant parfaitement à la musique délicatement carillonnante d’Asmodean.

Rand se leva et prit les lettres, l’air soupçonneux.

— Si elles me sont adressées, comment sont-elles arrivées entre vos mains ?

Dans une écriture carrée et parfaite, le nom « Rand al’Thor » figurait sur une des lettres. L’autre portait une mention « Au seigneur Dragon Réincarné » à la graphie plus fleurie mais tout autant précise. Les deux sceaux, remarqua Rand, étaient intacts.

Au second coup d’œil, il sursauta. On eût dit que la même cire rouge avait été utilisée, un sceau arborant la Flamme de Tar Valon alors que l’autre représentait une tour en surimpression sur ce que Rand identifia comme étant l’île de Tar Valon.

— Peut-être à cause de l’endroit d’où elles viennent, répondit enfin Moiraine à la question de Rand, et des personnes qui les ont envoyées.

Pas vraiment une explication, mais Rand comprit qu’il n’en saurait pas plus, sauf s’il insistait. Et même ainsi, il lui faudrait une éternité pour obtenir un résultat. En somme, l’Aes Sedai tenait sa promesse, mais à sa façon…

— Il n’y a pas de pointes empoisonnées dans les sceaux, Rand. Et aucun tissage destiné à te piéger.

Le pouce sur le sceau représentant la Flamme de Tar Valon, Rand s’immobilisa. À sa grande honte, il n’avait pas songé à ces deux possibilités. Haussant les épaules, il ouvrit la missive. Une autre Flamme figurait à côté de la signature – Elaida do Avriny a’Roihan – tracée d’une main pressée au-dessus des titres de l’Aes Sedai.

« Il est indéniable que vous êtes celui qu’annoncent les prophéties. Pourtant, bien des gens tenteront de vous éliminer à cause de tout ce que vous êtes d’autre. Pour le salut du monde, ça ne doit pas se produire. Deux nations se sont agenouillées devant vous, ainsi que les sauvages guerriers aiels, mais la puissance des trônes est un grain de poussière comparée à celle du Pouvoir de l’Unique. La Tour Blanche vous fournira un abri contre tous ceux qui refusent de voir la vérité. Ainsi, les Aes Sedai feront en sorte que vous viviez jusqu’à l’Ultime Bataille. Personne d’autre ne peut vous protéger. Une escorte d’Aes Sedai viendra vous chercher pour vous conduire à Tar Valon avec tout l’honneur et tout le respect que vous méritez. À cela, je m’engage fermement. »

— Elle ne me demande même pas mon avis…, lâcha Rand.

Alors qu’il ne l’avait rencontrée qu’une fois, il se souvenait très bien d’Elaida. Une femme assez dure pour que Moiraine, en comparaison, semble aussi inoffensive qu’un chaton. L’honneur et le respect qu’il méritait ! Ben voyons ! Et comme par hasard, l’escorte en question compterait treize Aes Sedai.