Les cheveux bruns, encore dans la force de l’âge, Natael aurait été qualifié de « grand » partout dans le monde, excepté dans le désert des Aiels. Sa tenue de soie bleu sombre richement brodée, et présentement fermée jusqu’au dernier bouton en dépit de la canicule, aurait très bien convenu à une cour royale. En comparaison, la cape qui gisait à côté de lui faisait un contraste frappant. Non qu’elle fût miteuse, mais les carreaux multicolores cousus dessus – assez lâchement, afin qu’ils volettent au moindre souffle de vent – signalaient que son propriétaire était un amuseur public qui jonglait, faisait des acrobaties, jouait de la musique et racontait des histoires de village en village. Bref, pas le genre de type à porter de la soie. Mais Natael avait sa fierté… Pour l’heure, il semblait entièrement concentré sur sa harpe.
— Natael peut tout entendre, dit Rand. Après tout, n’est-il pas le trouvère du Dragon Réincarné ?
Si les motivations de Moiraine étaient vraiment sérieuses, elle allait insister. Et dans ce cas, même s’il détestait ne pas garder un œil sur lui, Rand consentirait à faire sortir Natael.
Ajustant son châle sur ses épaules, Egwene eut un soupir agacé.
— Ta tête commence à ressembler à un melon trop mûr, Rand al’Thor, dit-elle d’un ton neutre, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps.
À l’extérieur du Vide, la colère bouillonna. Pas à cause de la pique d’Egwene, car elle adorait depuis leur enfance rabattre le caquet à Rand, qu’il l’ait mérité ou non. Mais ces derniers temps, elle semblait avoir résolu de collaborer avec Moiraine, travaillant à déstabiliser Rand afin qu’il soit plus aisément influençable.
Dans leur jeune temps, pas si lointain que ça, avant que le jeune homme ait découvert sa véritable identité, les deux amis d’enfance pensaient qu’ils se marieraient un jour. Et voilà qu’Egwene se rangeait dans le camp d’une Aes Sedai !
Les traits tendus, Rand parla plus brusquement qu’il l’aurait voulu :
— Dites-moi ce que vous voulez, Moiraine ! Dites-le vite, ou retirez-vous et attendez que j’aie du temps à vous consacrer. Ça risque de ne pas être tout de suite, parce que je suis très occupé.
Un mensonge éhonté ! La plupart du temps, Rand s’exerçait à l’épée avec Lan ou à la lance avec Rhuarc – quand ce n’était pas au corps à corps avec les deux. Mais si quelqu’un devait faire montre d’autorité aujourd’hui, ce serait lui et personne d’autre ! Natael pouvait en effet tout entendre. Enfin presque tout, tant que Rand savait à chaque instant où il était.
Moiraine et Egwene se rembrunirent toutes les deux. Mais l’authentique Aes Sedai comprit que Rand ne se laisserait pas faire, ce coup-ci. Regardant Natael avec une moue peu flatteuse, elle sortit de sa sacoche de ceinture un petit ballot de soie grise. Après l’avoir ouvert, elle posa son contenu sur la table.
Un disque de la taille d’une main d’homme, moitié noir et moitié blanc, les deux parties étant séparées par une ligne brisée qui les faisait apparaître sous la forme de deux larmes jointes l’une à l’autre. Avant la Dislocation, c’était l’emblème des Aes Sedai, mais ce disque signifiait bien plus que ça. Il n’en existait que sept – les sceaux de la prison du Ténébreux. Ou plutôt, les points focaux de chacun de ces sceaux…
Moiraine dégaina son couteau au manche enveloppé de fil d’argent. Avec la pointe de la lame, elle gratta délicatement le bord du disque, en détachant un minuscule fragment d’un matériau noir très fin.
Même dans son cocon de Vide, Rand ne put retenir une exclamation. L’écho de ce cri fit vibrer le cocon, et le Pouvoir, un court instant, menaça de submerger le jeune homme.
— C’est un faux ? Une copie ?
— Je l’ai trouvé en bas, sur l’esplanade, répondit Moiraine. C’est un vrai, identique à celui de Tear que j’ai apporté avec moi.
À son ton, l’Aes Sedai aurait tout aussi bien pu être en train de dire qu’elle voulait de la soupe de pois à midi. Egwene, en revanche, tira sur les pans de son châle comme si elle avait soudain très froid.
Rand sentit des ondes d’angoisse rider la surface du Vide. Bien que cela lui coûtât un gros effort, il se sépara du saidin. S’il se déconcentrait, le Pouvoir risquait de le tuer sur-le-champ, et il entendait se consacrer entièrement au mystère du disque. Malgré la souillure, la séparation d’avec la Source fut comme d’habitude un crève-cœur.
Le petit fragment noir était tout simplement impossible. Composés de cuendillar – de la pierre-cœur –, les disques ne pouvaient être brisés ou endommagés par rien, même pas le Pouvoir de l’Unique. Toute tentative de les casser les renforçait, et c’était tout. Si le secret de fabrication de la pierre-cœur s’était perdu durant la Dislocation du Monde, tous les objets fabriqués avec ce matériau pendant l’Âge des Légendes étaient encore intacts – jusqu’au plus petit vase, même si la Dislocation l’avait projeté au fond d’un océan ou fait écraser par une montagne.
Bien entendu, trois des sept disques avaient été brisés quand même, mais il avait fallu bien davantage qu’une pointe de couteau.
En y réfléchissant, Rand se demanda comment c’était possible. Si le Pouvoir de l’Unique était incapable de briser la pierre-cœur, il ne restait plus qu’une réponse : le Créateur lui-même.
— Comment est-ce possible, Moiraine ? demanda Rand, étonné que sa voix soit aussi assurée que lorsqu’il était protégé par le Vide.
— Je n’en sais rien, répondit l’Aes Sedai. Mais tu vois le problème, n’est-ce pas ? Pour qu’il se brise, il suffirait que ce disque tombe de la table. Si les autres, où qu’ils soient, sont dans le même état, il suffira de quatre hommes armés d’un marteau pour rouvrir la brèche de la prison du Ténébreux. Actuellement, nous ignorons si un seul de ces sceaux est encore efficace…
Rand vit très bien le problème.
Je ne suis pas encore prêt !
Le serait-il un jour ? Rien n’était moins sûr, mais en tout cas, c’était beaucoup trop tôt. Jetant un coup d’œil à Egwene, il trouva qu’elle avait l’air d’être en train de contempler la fosse qui deviendrait bientôt sa tombe.
Moiraine remballa le disque et le remit dans sa sacoche.
— Avec un peu de chance, j’aurai une idée avant d’apporter cet artefact à Tar Valon. Si nous savons ce qui se passe, nous pourrons peut-être intervenir…
Rand n’écouta qu’à moitié. En pensée, il voyait le Ténébreux émerger de nouveau du mont Shayol Ghul, et pour se libérer totalement, cette fois. Alors, le monde serait dévasté par des flammes qui le consumeraient sans générer de lumière, et une chape d’obscurité dure comme de la pierre tomberait sur tout ce qui vivrait encore.
Absorbé par ses visions de cauchemar, il réagit avec un net retard à la dernière phrase de Moiraine.
— Vous comptez le faire vous-même ?
Lui qui aurait juré qu’elle entendait s’accrocher à lui comme de la mousse à un rocher.
Ce n’était donc pas ton but, Aes Sedai ?
— Il faudra bien que ça arrive… Un jour ou l’autre, nous devrons nous séparer. Ce qui doit se passer se passe…
Rand eut l’impression que l’Aes Sedai tremblait. Elle se reprit si vite qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé.
— Il faut que tu sois prêt !
L’art de retourner le couteau dans la plaie ! Décidément, Moiraine savait viser juste.
— Nous devons parler de tes plans… Rand, tu ne peux pas t’attarder ici. Même si les Rejetés n’ont pas l’intention de t’attaquer en ce lieu, ils sont libres et ils tissent leur toile. Unifier les Aiels ne te servira à rien si tu découvres que tout ce qui s’étend de l’autre côté de la Colonne Vertébrale est entre les mains de l’ennemi.