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Rand la foudroya du regard, mais elle avait raison. Le lendemain serait préférable. Une nuit pour laisser refroidir sa colère. Face à Rahvin, il aurait besoin de son sang-froid. Pour l’instant, il brûlait de s’emparer du saidin comme d’une lame…

Asmodean avait changé d’air, jouant un morceau que les musiciens des rues interprétaient durant la guerre civile et qu’on continuait à entendre quand un noble cairhienien passait devant eux. Le Crétin qui pensait être un roi…

— Natael, hors d’ici ! Dehors !

Le visage très pâle, Asmodean se redressa souplement, salua et se hâta d’obéir, redoutant à l’évidence ce qui risquait d’arriver s’il traînait une seconde de trop. Enclin à pousser Rand à ses limites, il était peut-être allé un peu trop loin, cette fois.

— Je veux te voir ce soir, dit le jeune homme tandis que le faux trouvère ouvrait la porte. Sinon, c’est ton cadavre que je verrai.

— Les désirs du seigneur Dragon sont des ordres, fit Asmodean avec une révérence précipitée.

Puis il sortit sans demander son reste.

Impassibles, les trois femmes dévisagèrent Rand.

— Les autres aussi, dehors !

Mat bondit littéralement vers la porte.

— Non, pas toi ! J’ai encore des choses à te dire.

Mat s’immobilisa, soupira et toucha son médaillon. À part lui, personne n’avait bougé.

— Tu n’as pas treize Aes Sedai, dit Aviendha, mais tu disposes quand même de deux d’entre elles. Plus moi. Je n’en sais pas aussi long que Moiraine Sedai, mais je suis aussi puissante qu’Egwene, et tu sais que je suis familière de la danse.

Elle faisait allusion à la danse avec les lances, le nom que les Aiels donnaient à la guerre.

— Rahvin est à moi, dit Rand.

S’il vengeait sa mère, Elayne lui pardonnerait peut-être un peu… Enfin, probablement pas, mais ainsi, il s’en voudrait peut-être un peu moins… Pour ne pas serrer les poings, il se força à garder les mains le long de ses flancs.

— Vas-tu tracer une ligne sur le sol en le défiant de la franchir ? demanda Egwene. Tu songes à un combat de coqs ? T’est-il venu à l’idée que Rahvin, puisqu’il se fait appeler roi d’Andor, pourrait ne pas être seul ? Quand tu te camperas devant lui, tu auras l’air malin si un de ses gardes te plante une flèche dans le cœur.

Rand se souvint d’avoir souhaité que la jeune femme veuille bien ne pas lui crier dessus, mais c’était en des temps tellement plus faciles.

— Tu crois que j’ai l’intention d’y aller seul ?

En fait, il n’avait jamais pensé à emmener quelqu’un pour veiller sur ses arrières. Mais une petite voix murmurait à présent dans sa tête :

Il aime attaquer par-derrière, ou sur les flancs…

Comme si elle avait une vie propre, sa colère s’autoalimentait, et il ne parvenait pas à réfléchir clairement.

— Pas vous deux, dit-il en regardant Egwene et Aviendha. C’est trop dangereux. Moiraine pourra m’accompagner, si elle veut.

Egwene et Aviendha ne se consultèrent pas du regard, pourtant, elles avancèrent en même temps et vinrent se camper devant Rand, si près que l’Aielle aussi dut incliner la tête en arrière pour le regarder.

— Moiraine pourra t’accompagner, si elle veut…, lâcha Egwene d’un ton glacial.

— Mais pour nous, c’est trop dangereux, lui fit écho Aviendha, plus lave en fusion que glace, en la circonstance.

— Serais-tu devenu mon père ? Tu t’appelles Bran al’Vere, désormais ?

— Quand tu disposes de trois lances, en mets-tu deux à l’écart parce qu’elles ont été fabriquées récemment ?

— Je ne veux pas vous mettre en danger.

— Vraiment ? fit Egwene, les sourcils froncés.

— Je ne suis pas ta gai’shain, dit Aviendha avec un rictus. Ce n’est pas toi qui décides si je dois ou non prendre des risques. Et il en sera toujours ainsi, grave-toi ça dans la tête.

Rand aurait pu… Quoi donc ? Les engluer dans un tissage de saidin et les planter là ? Comme il restait incapable de les couper de la Source, elles pouvaient le piéger en retour. Une situation pourrie, tout ça parce que ces deux femmes étaient têtues comme dix mules.

— Tu as pensé aux gardes, dit Moiraine, mais que se passera-t-il si Semirhage ou Graendal sont avec Rahvin ? Ou encore Lanfear ? Egwene et Aviendha peuvent dominer un de ces quatre Rejetés, mais tout seul, crois-tu pouvoir faire face à Lanfear et Rahvin ?

Rand avait nettement entendu quelque chose dans le ton de l’Aes Sedai quand le nom « Lanfear » était sorti de ses lèvres. Craignait-elle, si la Fille de la Nuit était là, qu’il se range de son côté ? Si ça se présentait, que ferait-il ? Que pourrait-il faire ?

— Elles peuvent venir…, lâcha Rand. À présent, voulez-vous bien vous retirer, toutes les trois ?

— À vos ordres, seigneur Dragon, dit Moiraine.

Mais aucune des trois femmes ne parut pressée d’obéir. Malicieuses, Egwene et Aviendha prirent le temps de réajuster leur châle avant de se diriger lentement vers la porte. Les seigneurs et les dames pouvaient bien sauter quand Rand disait « grenouille », mais certainement pas elles.

— Vous n’avez pas tenté de me dissuader d’agir…, dit Rand.

À l’intention de Moiraine, mais ce fut pourtant Egwene qui répondit – en s’adressant à Aviendha, et avec un sourire entendu :

— Empêcher un homme de faire ce qu’il veut, c’est comme prendre un bonbon à un enfant. Parfois, c’est nécessaire, mais le plus souvent, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

L’Aielle acquiesça gravement.

— La Roue tisse comme elle l’entend, dit simplement Moiraine.

Debout dans l’encadrement de la porte, elle ressemblait plus que jamais à l’archétype d’une Aes Sedai : le visage sans âge, ses yeux noirs semblant vouloir engloutir Rand, cette petite femme frêle aurait pu imposer sa volonté à une salle de bal remplie de reines, et ce même si elle avait été incapable de canaliser un filament de Pouvoir. Et la pierre bleue, sur son front, reflétait de nouveau la lumière.

— Tu t’en sortiras très bien, Rand…

Le jeune homme regarda fixement la porte longtemps après qu’elle se fut refermée sur les trois femmes.

Un discret grincement de bottes lui rappela la présence de Mat – qui tentait discrètement de gagner la porte, histoire de s’éclipser.

— Je dois te parler, Mat.

Le flambeur fit la grimace. Après avoir touché sa tête de renard comme si elle était un porte-bonheur, il se tourna vers Rand :

— Si tu crois que je vais mettre mon cou sur le billot parce que ces femmes viennent de le faire, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Je ne suis pas un fichu héros, et je ne veux pas en être un. Morgase était une jolie femme, et je l’avais même à la bonne, autant que c’est possible avec une reine, mais Rahvin… Eh bien, c’est Rahvin, que la Lumière te brûle ! Et je…

— Ferme-la et écoute-moi ! Tu dois cesser de fuir.

— Si je le fais, que la Lumière me carbonise ! Je n’ai pas choisi de jouer cette partie, et…

— Je t’ai dit de la fermer ! (Du bout d’un index, Rand enfonça la tête de renard dans la chair de Mat.) Je sais où tu as eu ce médaillon. Si tu n’as pas oublié, j’étais là, et c’est même moi qui ai coupé la corde à laquelle tu pendais. Je ne sais pas exactement ce qu’on t’a fourré dans le crâne, mon vieux, mais j’ai la certitude d’en avoir besoin. Si les chefs aiels sont de bons stratèges, tu es doué aussi, et peut-être davantage qu’eux. Et ton savoir est précieux pour moi. Donc, voilà ce que vous allez faire, la Compagnie de la Main Rouge et toi…

— Demain, vous devrez être prudentes, dit Moiraine.

Egwene s’immobilisa devant la porte de sa chambre.

— Bien sûr que nous le serons, dit-elle, l’estomac noué mais la voix à peu près sereine. Nous savons à quel point il est dangereux d’affronter un des Rejetés.