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À voir l’expression d’Aviendha, la conversation aurait tout aussi bien pu tourner sur le menu du soir. Mais l’Aielle n’avait jamais peur de rien.

— Vous le savez, vraiment ? murmura Moiraine. En tout cas, soyez sur vos gardes, que vous pensiez ou non qu’il y a un Rejeté pas loin de vous. Dans les jours à venir, Rand aura besoin de vous deux. Bien que vos méthodes soient fort peu orthodoxes, vous vous en tirez bien avec son caractère volcanique. Il aura besoin de gens que ses colères n’effraient pas et qui sachent lui dire ce qu’il doit entendre, pas ce qu’il a envie de se faire raconter.

— C’est exactement ce que vous faites, Moiraine…, dit Egwene.

— Bien sûr, mais il aura quand même besoin de vous. Reposez-vous bien, toutes les deux. Demain sera une journée difficile pour tout le monde.

L’Aes Sedai s’éloigna d’un pas léger dans le couloir, passant d’une zone d’obscurité à une flaque de lumière pour sombrer de nouveau dans la pénombre. Dans ces corridors, la nuit envahissait vite tout, et les réserves d’huile de lampe n’étaient pas inépuisables…

— Tu restes un moment avec moi, Aviendha ? demanda Egwene. J’ai plus envie de parler que d’aller manger.

— Je dois informer Amys de ce que je me suis engagée à faire demain. Et être dans la chambre de Rand al’Thor quand il viendra se coucher.

— Au moins, Elayne ne pourra pas se plaindre que tu n’aies pas gardé un œil sur lui. As-tu vraiment tiré dame Berewin par les cheveux sur toute la longueur du couloir ?

Aviendha rosit à peine.

— Tu crois que les Aes Sedai de Salidar aideront Rand ?

— Fais attention quand tu parles de Salidar, mon amie. Rand ne doit pas pouvoir les rencontrer sans un minimum de préparation.

Considérant la façon dont il se comportait, pour l’instant, les sœurs auraient sûrement envie de l’apaiser – ou au moins, de lui envoyer treize d’entre elles – plutôt que de le soutenir. Dans le Monde des Rêves, Nynaeve, Egwene et elle devraient servir d’intermédiaires et espérer que ces Aes Sedai se soient trop engagées sur le chemin de la dissidence pour reculer lorsqu’elles découvriraient à quel point Rand était proche de la folie.

— Je ferai attention… Repose-toi bien, Egwene, et nourris-toi, surtout. Je veux dire ce soir. Demain matin, n’avale rien. Danser avec les lances l’estomac plein n’est pas une bonne chose.

Egwene regarda son amie s’éloigner. Les deux mains pressées sur son ventre, elle doutait de pouvoir avaler quelque chose, que ce soit le soir même ou le lendemain matin.

Rahvin… Et peut-être Lanfear ou un des autres Rejetés. Nynaeve avait affronté Moghedien… et gagné. Mais quand elle pouvait canaliser, l’ancienne Sage-Dame était plus puissante qu’Aviendha et elle. Cela dit, il n’y aurait peut-être pas d’autre Rejeté. Selon Rand, ces gens ne se faisaient pas confiance. Pour être franche, elle aurait presque espéré qu’il se trompe, ou en tout cas, qu’il ne soit pas si sûr de son fait. Savoir qu’un autre homme regardait à travers les yeux de Rand et parlait par sa bouche la terrifiait. En un sens, c’était absurde, puisque tout le monde se réincarnait au gré des rotations de la Roue. Mais tout le monde n’était pas le Dragon Réincarné…

Moiraine ne voulait pas évoquer ce sujet, mais que ferait Rand si Lanfear était avec Rahvin ? La Fille de la Nuit avait aimé Lews Therin Telamon, mais lui, qu’éprouvait-il pour elle ? Et dans quelle mesure Rand était-il encore Rand ?

— Si tu continues comme ça, dit Egwene à haute voix, c’est toi qui deviendras folle. Tu n’es plus une enfant, alors, comporte-toi comme une femme.

Lorsqu’une servante lui apporta le dîner – des haricots, des pommes de terre et du pain frais – Egwene se força à manger. Même si elle trouva un goût de cendre à tout ce qu’elle avala.

Après avoir remonté au pas de charge les couloirs mal éclairés du palais, Mat ouvrit la porte de la suite qu’on avait affectée au jeune héros de la bataille contre les Shaido. Non qu’il ait passé beaucoup de temps dans ses appartements. À dire vrai, il les avait à peine occupés.

Des domestiques attentionnés avaient allumé deux des lampes sur pied. Un héros, lui ? Combien de fois faudrait-il qu’il répète que ce n’était pas le cas ? De toute façon, ça rapportait quoi, d’en être un ? Se faire tapoter le crâne par une Aes Sedai, avant qu’elle vous fiche dehors comme un chien avec ordre de recommencer à « héroïser » ? Être embrassé par une noble dame, du bout des lèvres ? Savoir qu’elle viendrait fleurir votre tombe ?

Sans s’attarder, pour une fois, sur la beauté des tapis illianiens, des chaises, des coffres et des guéridons dorés ou incrustés d’ivoire, Mat entreprit de faire les cent pas dans l’antichambre de son fief.

Son entretien houleux avec Rand avait duré jusqu’au coucher du soleil. Sur la défensive, il avait multiplié les esquives, mais le fichu Dragon lui avait collé aux basques, le harcelant avec autant d’insistance qu’Artur Aile-de-Faucon après la déroute de la passe de Cole. Que devait-il faire ? S’il filait de nouveau à cheval, Talmanes et Nalesean, convaincus qu’il les guidait vers la gloire d’une nouvelle bataille, le suivraient avec tous les hommes capables de tenir en selle. Et ce serait probablement ce qu’il ferait – c’était bien ça, le plus effrayant de tout. Même s’il détestait l’admettre, l’Aes Sedai avait raison. Il était attiré par les batailles – à moins que ce soit l’inverse. Sur l’autre berge de la rivière Alguenya, personne n’aurait pu avoir plus envie que lui d’éviter les ennuis. Talmanes lui-même s’en était aperçu. Mais la deuxième fois où il avait tenté une manœuvre furtive pour éviter des Andoriens, cette initiative l’avait entraîné à un endroit où il avait bien été obligé de se battre contre d’autres Andoriens. À chaque occasion, il avait entendu les dés rouler dans sa tête. Désormais, c’était quasiment un signal que ça allait bientôt chauffer…

À part les barges qui transportaient du grain, il devait bien y avoir un bateau digne de ce nom à quai. Au milieu d’un cours d’eau, sur un bateau, il semblait difficile d’être rattrapé par la guerre. Sauf que les Andoriens, en aval de la ville, tenaient une berge de la rivière sur plus de la moitié de sa longueur. Avec les tours de cochon que lui jouait sa chance – une longue série de pépins, en fait – son bateau risquait de s’échouer sur la mauvaise rive, là où campait la moitié de l’armée d’Andor.

Bref, il ne lui restait plus qu’à faire ce que Rand lui avait demandé. Il voyait venir ça gros comme une maison.

— Bien le bonjour, seigneur Weiramon, et vous, tous les autres Hauts Seigneurs et Hautes Dames, je suis un flambeur, un paysan, et je viens prendre le commandement de votre armée de malheur. Le fichu Dragon Réincarné viendra nous rejoindre dès qu’il aura fini de régler une petite affaire sans importance…

Mat prit sa lance à hampe noire, appuyée au mur dans un coin, et la propulsa à travers la pièce. Elle traversa une tapisserie – une scène de chasse – et percuta le mur, derrière, avec un bruit sourd. Puis elle tomba sur le sol, laissant les pauvres chasseurs proprement coupés en deux. En éructant des jurons, Mat courut ramasser l’arme. La longue lame qui lui servait de fer n’était pas émoussée. Quoi d’étonnant, puisqu’il s’agissait d’une création des Aes Sedai ?

— Serais-je un jour libéré des sombres œuvres des Aes Sedai ? demanda-t-il à voix haute en passant un index sur les corbeaux qui ornaient la lame.

— Que s’est-il passé ? demanda Melindhra, qui venait d’entrer.

Tout en reposant la lance contre un mur, Mat regarda la jeune femme. Et pour une fois, ça ne l’incita pas à penser à de fins cheveux blonds, à de beaux yeux bleu clair ni à un corps délicieusement ferme. Tous les Aiels, tôt ou tard, allaient voir la rivière pour contempler une si grande quantité d’eau en un si petit endroit. Mais Melindhra s’y rendait presque tous les jours…