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— Kadere a-t-il trouvé des bateaux ?

Le colporteur n’était pas homme à gagner Tar Valon sur des barges.

— Ses chariots sont toujours là. Je ne sais rien au sujet des… bateaux. (Un mot peu familier que l’Aielle avait du mal à prononcer.) Que veux-tu savoir ?

— Je vais m’absenter un moment. Sur ordre de Rand. (Une précision utile, à voir le visage fermé de la guerrière.) Je t’emmènerais volontiers, mais tu ne voudras jamais quitter les Promises.

Alors, un bateau, ou à cheval ? Et pour aller où ? Toute la question était là. Sur un navire rapide, il atteindrait Tear plus vite qu’en chevauchant Pépin. S’il était assez idiot pour choisir cette option. En supposant qu’il en ait une autre.

Melindhra eut une moue dépitée. Bizarrement, ce n’était pas qu’il la quitte qui la désolait.

— Ainsi, tu retournes dans l’ombre de Rand al’Thor. Pourtant, tu t’es couvert de gloire et d’honneur auprès des Aiels et des hommes des terres mouillées. Ton honneur, pas le reflet de celui du Car’a’carn.

— Rand peut garder son honneur et l’emporter à Caemlyn ou au fond de la Fosse de la Perdition, pour ce que ça m’intéresse ! Ne t’en fais pas, je me couvrirai encore d’honneur. Je te raconterai tout par écrit, quand je serai à Tear.

Tear ? S’il faisait ce choix, il n’échapperait jamais à Rand ni aux Aes Sedai.

— Il va à Caemlyn ?

Mat réprima une grimace. Il n’était pas censé clamer partout ces choses-là. Quoi qu’il décide pour le reste, il devait faire au moins ça.

— Le nom m’est venu comme ça, sans doute à cause de ces fichus Andoriens, au sud. En fait, je ne sais pas où…

Il n’y eut aucun avertissement. Soudain, le pied de Melindhra décolla du sol et vint percuter le ventre de Mat, le forçant à se plier en deux, le souffle coupé. Les yeux exorbités, il lutta pour rester debout et reprendre sa respiration. Pourquoi cette attaque ?

Virevoltant comme une danseuse, Melindhra lui décocha un nouveau coup de pied. Sur la tempe, cette fois. Elle doubla le coup, visant l’autre côté de sa tête.

Lorsque sa vision lui revint, Mat constata qu’il était étendu sur le dos, à cinq ou six pas de l’Aielle. Alors qu’il sentait un liquide chaud couler sur ses joues, sa tête lui paraissait remplie de coton et la pièce semblait tourner autour de lui.

Puis il vit la guerrière sortir de sa sacoche de ceinture un couteau à la lame pas plus longue que sa main. Ensuite, elle enroula son shoufa autour de sa tête et releva son voile noir.

Bien que sonné, Mat réagit d’instinct. Un couteau jaillit de sa manche puis fendit l’air au ralenti comme s’il traversait une muraille de gelée. Quand il comprit ce qu’il venait de faire, le jeune homme tendit le bras, tentant désespérément de rattraper l’arme.

Le manche dépassait déjà d’entre les seins de Melindhra. Tombant d’abord à genoux, elle bascula en arrière.

Mat n’aurait pas pu se lever si sa vie en avait dépendu. Mais ramper, il en était encore capable.

— Pourquoi ? Pourquoi ? lança-t-il en avançant vers sa compagne.

Il écarta le voile, et deux yeux bleu clair se rivèrent sur son visage. Melindhra sourit. Évitant de baisser les yeux sur son arme – il savait où se trouvait le cœur chez un être humain –, Mat murmura :

— Pourquoi, Melindhra ?

— J’ai toujours aimé tes jolis yeux…

Un souffle presque inaudible.

— Pourquoi, Melindhra ?

— Certains serments sont plus importants que d’autres, Mat Cauthon…

Mobilisant ses dernières forces, l’Aielle leva vivement son couteau, la pointe se plaquant sur le médaillon d’argent de Mat. Le bijou n’aurait pas suffi à dévier une lame, mais à cause de l’angle d’attaque pas assez franc – et peut-être d’un infime défaut dans l’acier – celle de Melindhra se cassa net au niveau du manche.

— Tu as la Chance du Grand Seigneur…

— Pourquoi ? Que la Lumière te brûle, pourquoi ?

Mat comprit qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Si sa bouche restait ouverte, les yeux de l’Aielle se voilaient déjà.

Le jeune homme voulut remettre le voile en place, pour cacher le visage et surtout les yeux de la morte, mais il n’alla pas au bout de son geste. Il avait tué des Trollocs et des hommes, mais jamais une femme. Jusqu’à ce jour… Quand il entrait dans leur vie, les femmes se réjouissaient. Ce n’était pas de la vantardise. Elles lui souriaient, et même quand il les quittait, elles souriaient encore, comme pour dire qu’il serait toujours le bienvenu. C’était tout ce qu’il demandait à la vie, s’agissant des femmes : un sourire, une danse, un baiser et occuper une place à part dans leurs souvenirs.

Conscient que ses pensées déraillaient, Mat fit sauter le manche sans lame de la main de Melindhra – un manche en jade rehaussé d’or et incrusté d’abeilles dorées – puis le lança dans la cheminée en espérant qu’il explose en mille morceaux.

Je ne tue pas les femmes, moi ! Je les embrasse, et…

Alors qu’il avait envie de pleurer ou de crier, Mat se força à raisonner froidement. Pourquoi cette attaque ? Pas parce qu’il partait, puisque Melindhra avait à peine bronché en l’apprenant. De plus, elle pensait qu’il s’en allait en quête d’honneur, et elle l’avait toujours encouragé dans ce sens… Soudain, certains mots qu’elle avait prononcés lui revinrent à l’esprit. La Chance du Grand Seigneur… Il y avait une expression très proche, et qu’il avait entendue plus d’une fois. La Chance du Ténébreux…

— Melindhra, un Suppôt des Ténèbres ?

Poser la question, ça revenait à y répondre. Le savoir allait-il l’aider à mieux supporter ce qu’il venait de faire ? Non, il garderait jusqu’à sa mort le souvenir de ce visage.

Tear… Il avait en un sens claironné qu’il allait dans cette ville. Le couteau… Du jade et des abeilles dorées… Sans regarder, il aurait parié qu’il y en avait neuf. Les armes de l’Illian, où régnait Sammael. Ce Rejeté avait-il peur de lui ? Mais comment pouvait-il savoir ? Quelques heures s’étaient écoulées depuis la demande de Rand – enfin, l’ordre, plutôt – et il n’avait pas encore décidé ce qu’il ferait. Sammael ne voulait peut-être pas courir le risque ? Ben voyons ! Un des Rejetés effrayé par un vulgaire flambeur, quel que soit le génie stratégique dont sa tête était farcie ? Ridicule !

C’était la croisée des chemins. Il pouvait croire que Melindhra n’était pas un Suppôt des Ténèbres et qu’elle avait décidé de le tuer sur un coup de tête. Pareillement, il pouvait se persuader qu’il n’y avait aucun rapport entre un manche de jade incrusté d’abeilles dorées et son possible départ pour Tear avec la mission de lever une armée qui attaquerait l’Illian. Oui, il pouvait croire ça, s’il était un crétin congénital. Dans le doute, disait-il toujours, mieux valait pencher vers la prudence. Un des Rejetés l’avait bel et bien repéré, et il n’était plus du tout dans l’ombre de Rand.

Glissant sur le parquet, il réussit à s’asseoir, s’adossa à la porte et posa le menton sur ses mains. Puis il regarda le visage mort de Melindhra en essayant de décider ce qu’il allait faire. Quand une domestique, de l’autre côté du battant, annonça qu’elle lui apportait son dîner, il la renvoya sans ménagement. L’idée de manger ne l’avait jamais aussi peu intéressé…

Que devait-il faire ?

Et qu’aurait-il donné pour ne pas entendre les dés rouler dans sa tête…

52

Des choix

Rand posa son rasoir, essuya les dernières traces de savon sur ses joues et entreprit de lacer sa chemise. À travers les arches carrées qui donnaient sur le balcon de sa chambre, les premières lueurs matinales filtraient déjà des lourds rideaux entrebâillés afin de laisser passer un peu d’air frais.