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— Cette nuit, dit Mat, Melindhra a tenté de me tuer.

Rand oublia aussitôt l’absence des Promises.

— On parlait tranquillement, et soudain, elle a essayé de me faire exploser la tête à coups de pied.

Mat raconta son histoire sans fioritures. Le couteau aux abeilles dorées. Ce qu’il en avait conclu. Fermant les yeux, il acheva son récit d’un lapidaire : « J’ai eu sa peau », puis il releva les paupières comme s’il voyait à l’intérieur quelque chose qui lui était insupportable.

— Je suis navré que tu aies dû faire ça, dit Rand.

— Il valait mieux elle que moi, je suppose, fit Mat en haussant les épaules. C’était un Suppôt des Ténèbres.

D’après son ton, ça ne changeait pas grand-chose à ce qu’il éprouvait.

— Je vais en finir avec Sammael. Dès que je serai prêt…

— Et combien de Rejetés restera-t-il ?

— Les Rejetés ne sont pas là, intervint Aviendha, et les Promises de la Lance non plus. Où sont-elles passées ? Qu’as-tu donc fait, Rand al’Thor ?

— Moi ? Elles étaient vingt dans ce couloir quand je suis venu me coucher, et je n’en ai plus vu une seule depuis.

— C’est peut-être à cause de Mat…, commença Asmodean.

Il se tut lorsque le jeune homme le regarda avec des yeux à la fois dévastés et meurtriers.

— Ne soyez pas idiots, vous tous ! s’écria Aviendha. Les Promises n’en appelleraient pas au toh contre Mat Cauthon à cause de ce qui s’est passé. Melindhra a tenté de le tuer, et c’est lui qui l’a abattue. Même sa presque-sœur, si elle en avait une, ne réclamerait pas vengeance. Et personne ne chercherait querelle à Rand al’Thor pour les actes d’une tierce personne, sauf si elle avait agi sur son ordre. Tu as fait quelque chose de terrible, Rand, sinon, les Promises seraient là.

— Je n’ai rien fait du tout, se défendit Rand, et je n’ai pas l’intention de rester ici pour en discuter. Tu t’es habillé pour ton voyage vers le sud, Mat ?

Mat glissa une main dans la poche de sa veste où il gardait d’habitude ses dés et son godet.

— Caemlyn… Je suis fatigué que les Rejetés m’attaquent quand ça leur chante. Pour une fois, c’est moi qui vais tomber sur le dos de l’un d’entre eux, histoire de changer un peu. J’espère simplement gagner dans cette affaire un baiser ou une tape sur la tête plutôt que des fichues fleurs.

Rand ne demanda pas d’explications sur cette phrase sibylline. Un autre ta’veren… Eux deux unis pour forcer la chance. Ce n’était pas une garantie de succès, bien entendu, mais…

— Eh bien, on dirait que nous allons rester ensemble un peu plus longtemps que prévu.

Cela dit, Mat semblait plus résigné qu’autre chose.

Avant qu’ils aient fait dix pas dans le couloir aux murs couverts de tapisseries, Moiraine et Egwene les rejoignirent, marchant d’un pas détendu comme si l’objectif de cette journée était une promenade d’agrément dans les jardins du palais.

Malgré sa parfaite tenue aielle, Egwene, supérieurement calme, sa bague au serpent au doigt, aurait pu être pour de bon une Aes Sedai. Quant à Moiraine… Les fils d’or des broderies de sa robe de soie bleue chatoyante reflétant la lumière, la pierre bleue pendant sur son front brillant comme le rubis rouge qu’elle portait autour du cou, elle semblait vêtue d’une étrange façon, sachant ce qui les attendait. Mais avec sa veste rouge, Rand n’était pas très bien placé pour la critiquer.

Peut-être parce qu’elle se trouvait dans la ville où la maison Damodred avait jadis occupé le Trône du Soleil, l’Aes Sedai, le port toujours aussi gracieux, semblait plus « royale » que jamais. Avisant Jasin Natael, qui n’aurait pas dû être là, elle ne tressaillit même pas, souveraine jusqu’au bout des ongles. En revanche, et ça, c’était surprenant, elle sourit chaleureusement à Mat.

— Ainsi, tu viens aussi… Apprends à te fier à la Trame. Ne gaspille pas ta vie à tenter de changer ce qui ne peut pas l’être.

Vu son expression, Mat semblait disposé à tenter de changer sa décision de venir, mais l’Aes Sedai se détourna de lui en ne paraissant pas inquiète le moins du monde à ce sujet.

— Ces lettres sont pour toi, Rand, dit-elle.

— Encore des lettres ? s’étonna le jeune homme.

Il prit les deux missives. La première portait son nom, et il reconnut immédiatement l’écriture : celle de Moiraine. L’autre, de la même expéditrice, était adressée à Thom Merrilin. Les deux arboraient un sceau en cire bleue où Moiraine avait apposé sa bague au serpent, y imprimant l’image d’un reptile qui se mord la queue.

— Pourquoi m’écrire une lettre ? Et la sceller ? Quoi que vous ayez à me dire, vous n’avez jamais eu peur de me le lancer à la figure. Et quand il m’arrive d’oublier que je suis un être de chair et de sang, comme tout le monde, Aviendha se charge de me le rappeler.

— Tu n’es plus le garçon que j’ai vu pour la première fois devant l’Auberge de la Cascade à Vin, dit Moiraine. Tu as beaucoup changé, et je prie pour que tu aies assez changé.

Egwene marmonna quelque chose entre ses dents.

« Moi, je prie pour que tu n’aies pas trop changé », crut comprendre Rand. En tout cas, à l’instar d’Aviendha, elle regardait les deux lettres comme si elle se demandait ce qu’il y avait dedans.

Moiraine enchaîna d’un ton plus gai et plus décidé :

— Les sceaux sont une garantie de secret… Ta lettre contient des éléments sur lesquels je voudrais que tu réfléchisses. Pas tout de suite, mais quand tu auras le temps. Celle de Thom, je te la confie parce que je ne vois pas entre quelles meilleures mains elle pourrait être. Tu la lui remettras quand vous vous reverrez. À présent, il faut que tu voies quelque chose sur les quais.

— Les quais ? Moiraine, ce matin plus que tout autre, je n’ai pas le temps de…

Mais l’Aes Sedai s’éloignait déjà dans le couloir comme si elle ne doutait pas une seconde qu’il la suivrait.

— J’ai demandé qu’on prépare des chevaux… Il y en a même un pour toi, Mat, au cas où…

Après une brève hésitation, Egwene emboîta le pas à Moiraine.

Rand ouvrit la bouche pour rappeler l’Aes Sedai. N’avait-elle pas juré de lui obéir ? Quoi qu’elle veuille lui montrer, ça pouvait attendre un autre jour.

— Que peut donc changer une heure ? marmonna Mat.

Était-il pour de bon en train de revoir sa décision ?

— Te montrer dans un lieu public serait une bonne idée, dit Asmodean. Rahvin risque d’en être informé très vite, et s’il a des soupçons – par exemple parce qu’un de ses espions aura écouté aux portes – ça l’en détournera pour aujourd’hui.

Rand se tourna vers Aviendha :

— Tu me conseilles aussi de traîner ?

— Je te conseille d’écouter Moiraine Sedai. Seuls les fous défient les Aes Sedai.

— Sur les quais, qu’est-ce qui peut être plus important que Rahvin ? s’impatienta Rand.

Puis il hocha la tête, résigné. À Deux-Rivières, il existait un proverbe qu’on se gardait bien de citer lorsqu’il y avait des jupons dans les environs. « Le Créateur nous a donné les femmes pour le plaisir des yeux et les tourments de l’esprit. »

Sur ce point au moins, les Aes Sedai n’étaient pas différentes des autres femmes.

— Une heure, pas plus, capitula Rand.

Alors que le soleil n’était pas encore assez haut pour que l’ombre du grand mur d’enceinte de la ville ne plane plus sur le quai de pierre où étaient alignés ses chariots, Kadere s’épongeait déjà le visage avec son grand mouchoir. Mais s’il transpirait, ce n’était pas essentiellement à cause de la chaleur. Avec les deux murailles grises qui s’étendaient jusqu’à l’eau, aux deux extrémités de la rangée de quais, ces lieux ressemblaient à une boîte obscure dans laquelle le colporteur se sentait piégé. Pour l’heure, il n’y avait que des barges arrimées aux quais. Sur la rivière, d’autres attendaient leur tour de décharger. Plus d’une fois, Kadere avait caressé l’idée de sauter dans une de ces embarcations quand elle appareillerait. Mais cela serait revenu à abandonner le peu de chose qu’il possédait encore. Pourtant, s’il avait pu croire un instant que cette fuite le conduirait ailleurs que vers sa fin, il n’aurait pas hésité.