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Pour le colporteur aussi, et il était incapable de les distinguer les uns des autres. Mais s’il pouvait – sans mentir, bien sûr – persuader Lanfear qu’il était plus utile qu’en réalité…

— Dans un palais de la ville qui appartenait à une maison dont tous les membres sont morts, il a fondé une sorte d’école…

Au début, Kadere n’aurait su dire si Lanfear appréciait ce qu’elle entendait. Mais au fil de son discours, elle se rembrunit…

— Que voulez-vous me montrer, Moiraine ? s’impatienta Rand en attachant les rênes de Jeade’en à la roue du dernier chariot de la colonne.

Debout sur la pointe des pieds, l’Aes Sedai regardait à l’intérieur du chariot deux tonneaux que Rand avait déjà vus. Sauf erreur de sa part, ils contenaient les deux sceaux en cuendillar, protégés par une garniture de laine maintenant qu’ils n’étaient plus indestructibles. Ici, Rand captait l’odeur très puissante de la souillure du Ténébreux, presque comme si elle montait des tonneaux – un miasme qui aurait émané de quelque chose en train de pourrir dans un endroit secret.

— Ce sera en sécurité ici…, murmura l’Aes Sedai.

Relevant gracieusement l’ourlet de sa robe, elle entreprit de remonter la colonne de chariots. Tel un loup à demi apprivoisé, Lan la suivit, sa cape-caméléon oscillant sans cesse entre une infinité de couleurs et le néant pur et simple.

— T’a-t-elle dit de quoi il s’agissait, Egwene ? demanda Rand, furieux.

— Non, seulement que tu devais voir quelque chose… Qu’il fallait que tu viennes ici, en tout cas.

— Tu dois te fier aux Aes Sedai, dit Aviendha d’un ton presque aussi serein que celui d’Egwene.

Mais quand on la connaissait bien, on y entendait l’ombre d’un doute. Mat, lui, ricana ouvertement.

— Eh bien, je vais en avoir le cœur net. Natael, va prévenir Bael que je le rejoindrai dans…

Tout au début de la colonne, le flanc de la roulotte du colporteur explosa, les éclats de bois blessant et jetant à terre des Aiels et des citadins.

Rand comprit avant même de sentir la chair de poule sur ses bras. Emboîtant le pas à Moiraine et à Lan, il courut vers la roulotte. Alors que le temps semblait avoir ralenti, tout se déroulait simultanément, comme si l’air était devenu une sorte de gelée qui adhérait à chaque instant.

Dans un silence stupéfié seulement troublé par les cris ou les gémissements des blessés, Lanfear sortit du véhicule, une forme inerte, blême et sanguinolente serrée dans une de ses mains et traînant derrière elle tandis qu’elle descendait des marches invisibles.

— Il m’a tout dit, Lews Therin ! lança-t-elle, le visage de glace, tout en lançant devant elle la forme répugnante.

Quelque chose investit cette horreur, la regonflant brièvement pour lui donner l’apparence d’un épouvantail sanglant et diaphane qui ressemblait vaguement à Hadnan Kadere. Un écorché du colporteur, misérable baudruche qui se dégonfla et s’écrasa sur le sol.

— Tu t’es laissé toucher par une autre femme ! cria Lanfear. Une nouvelle fois.

Avec la gelée qui les collait les uns aux autres, tous les instants arrivaient en même temps.

Avant que Lanfear eût posé les pieds sur le sol de pierre du quai, Moiraine releva plus encore l’ourlet de sa robe et courut tout droit vers la Rejetée. Plus rapide, Lan la dépassa et ignora bien entendu l’ordre qu’elle lui cria :

— Non, Lan !

Sa lame au clair, la cape-caméléon flottant au vent, le Champion chargeait comme un taureau fou furieux. Soudain, il percuta un mur invisible, fut propulsé en arrière, vacilla un peu et tenta de reprendre sa course. Après une seule foulée, il sembla qu’une main géante le saisit, le soulevant dans les airs pour le propulser dix pas en arrière.

Avant qu’il se soit écrasé sur le sol, Moiraine bondit, ses pieds glissant sur la pierre, et fut bientôt face à face avec Lanfear. Mais ça ne dura pas. La Rejetée la regarda comme si elle se demandait ce qu’elle fichait là, à lui barrer la route, puis elle esquissa un geste et l’Aes Sedai s’envola littéralement sur un côté, s’écrasa elle aussi sur le sol et roula sous un des chariots.

Le quai entier était en ébullition. Alors que la roulotte de Kadere venait juste d’exploser, tout le monde, à part peut-être les aveugles, avait compris que la femme en blanc utilisait le Pouvoir de l’Unique. Sur tous les quais, des haches s’abattaient sur les amarres, libérant des barges que leur équipage s’efforçait de propulser vers la sortie du port et le salut. Partout, des dockers torse nu et des citadins en tenue sombre tentaient de sauter sur ces embarcations. Dans l’autre direction, des hommes et des femmes jouaient des coudes afin de franchir les différents portails et de se retrouver en sécurité dans la cité.

Dans cette cohue, des Aiels en cadin’sor, le voile noir relevé, se ruaient sur Lanfear en brandissant des lances ou des couteaux – ou leurs poings, pour ceux qui n’avaient pas d’armes. Ne doutant pas un instant que la Rejetée était la source de l’attaque, et parfaitement conscients qu’elle maniait le Pouvoir de l’Unique, ces guerriers entendaient malgré tout danser avec les lances.

Des flèches de feu s’abattirent sur ces braves, en embrasant certains comme des torches et transperçant le cœur des autres. Contre ces adversaires-là, Lanfear ne se battait pas – sans leur accorder vraiment son attention, elle les écrasait comme des insectes, rien de plus, tuant d’ailleurs aussi des dizaines de citadins qui tentaient de fuir. Comme si rien d’autre n’existait pour elle, la Fille de la Nuit avançait vers Rand.

Tout arrivait en même temps, fraction de seconde après fraction de seconde.

Alors que Lanfear avait à peine fait trois pas, Rand se connecta à la moitié masculine de la Source Authentique, à la fois acier en fusion et glace capable de le briser, doux miel dans sa gorge et ignoble goût de putréfaction sur sa langue. Au cœur du Vide, la bataille pour la survie lui semblait lointaine, et celle qui se déroulait autour de lui paraissait à peine plus réelle. Alors que Moiraine disparaissait sous un chariot – la simultanéité encore et toujours – Rand canalisa le Pouvoir, vidant de sa chaleur le feu de Lanfear puis le jetant dans la rivière. Alors qu’elles léchaient des silhouettes humaines, un battement de cœur auparavant, des flammes se volatilisèrent. Dans la même seconde, Rand tissa de nouveau les flux et généra un dôme gris brumeux de forme ovale et assez long pour recouvrir une bonne partie des chariots, dans la zone où il se tenait face à la Rejetée. Une fois ce mur presque transparent en place, personne ne pourrait le traverser, que ce soit pour entrer ou pour sortir du périmètre destiné à devenir le cadre d’un duel à mort.

Alors qu’il nouait les flux sans savoir exactement ce qu’il avait créé ni comment il s’y était pris – un souvenir de Lews Therin, peut-être… – un nouveau tir de barrage de Lanfear, encore des flammes, percuta la paroi du dôme et s’arrêta net.

À l’extérieur, des gens couraient en hurlant, car s’il avait anéanti les flammes, Rand ne les avait pas débarrassés de leurs brûlures, comme en témoignait l’odeur de chair carbonisée qui flottait dans l’air. Mais à partir de cet instant, il n’y aurait plus de nouvelles victimes. Pas de cadavres à ajouter à ceux qui gisaient déjà sur le sol, recroquevillés sur eux-mêmes, quelques agonisants gémissant encore faiblement.

Lanfear ne parut pas affectée. Contente d’avoir écrasé les insectes, elle cessa de tisser du Feu.

Tout arrivait en même temps, fraction de seconde après fraction de seconde.

Glacé dans son cocon de Vide, Rand éprouvait peut-être de la compassion pour les morts et les moribonds, mais à une profondeur telle, dans le gouffre qu’était son âme, qu’il aurait très bien pu ne rien ressentir du tout. Devenu l’incarnation du froid et du néant, il ne sentait plus que la fureur du saidin.