Il capta un mouvement, sur ses flancs. Aviendha et Egwene, concentrées sur Lanfear… Alors qu’il avait prévu de les garder à l’extérieur du dôme, elles avaient dû courir avec lui. En revanche, Asmodean et Mat n’étaient plus dans le jeu, car le dôme ne recouvrait pas les derniers chariots.
D’un calme glacial, Rand canalisa un tissage d’Air pour piéger Lanfear. Tandis qu’il détournait son attention, Egwene et Aviendha pourraient l’isoler de la Source.
Quelque chose coupa net ses flux, les renvoyant vers lui avec une violence qui lui arracha un grognement.
— C’est une de ces deux-là ? cria Lanfear. Laquelle est Aviendha ?
Egwene renversa la tête en arrière, les yeux révulsés, et hurla de douleur – toute la souffrance du monde jaillissant d’une seule gorge.
— Laquelle ? répéta Lanfear.
Debout sur la pointe des pieds, Aviendha fut prise de spasmes et cria aussi fort qu’Egwene, dont les hurlements devenaient de plus en plus aigus.
Dans son cocon, Rand capta soudain une pensée.
Un tissage d’Esprit de cette configuration, avec du Feu et de la Terre… Voilà, tu y es !
Quelque chose que Rand ne pouvait pas voir fut coupé net, libérant Egwene, qui s’écroula comme une poupée de chiffon. Aviendha tomba à quatre pattes, la tête inclinée et oscillant d’un côté et de l’autre.
Lanfear tituba, les puits obscurs de feu noir qui lui tenaient lieu d’yeux se posant d’abord sur les deux femmes puis volant jusqu’à Rand.
— Tu es à moi, Lews Therin ! Oui, à moi !
— Non !
Rand eut le sentiment que sa propre voix parvenait à ses oreilles depuis l’autre extrémité d’un tunnel long de plusieurs lieues.
Détourne son attention des deux filles !
Il se força à avancer encore, sans regarder en arrière.
— Je n’ai jamais été à toi, Mierin. Car j’appartiendrai toujours à Ilyena !
Le Vide lui-même trembla sous l’effet du chagrin et du deuil. Du désespoir, aussi, comme si Rand ne combattait pas seulement la corruption du saidin.
Un moment, il ne sut plus très bien, déchiré entre : « Je suis Rand al’Thor » et : « Ilyena, pour toujours et à jamais dans mon cœur. »
Sur la corde raide…
Je suis Rand al’Thor !
Telles des bulles, d’autres pensées essayèrent de crever à la surface de son esprit. Des idées au sujet d’Ilyena, de Mierin – et de ce qu’il pouvait faire pour la vaincre. Il força toutes ces pensées à sombrer de nouveau. S’il tombait du mauvais côté de la corde raide…
Je suis Rand al’Thor !
— Tu te nommes Lanfear, et plutôt crever qu’aimer une Rejetée !
Quelque chose qui ressemblait à de l’angoisse passa brièvement sur le visage de Lanfear.
— Si tu n’es pas à moi, dit-elle sans l’ombre d’une émotion, alors, crève !
Rand crut que sa poitrine se déchirait de l’intérieur, son cœur menaçant d’exploser. Des clous chauffés à blanc s’enfoncèrent dans son cerveau, provoquant une telle souffrance qu’il eut envie de crier, même dans son cocon de Vide. La mort était là, et il le savait. Frénétiquement – oui, même dans le Vide, il était pris de frénésie, le néant lui-même bouillonnant comme de la lave – il tissa un mélange d’Esprit, de Feu et de Terre et le projeta au hasard.
Son cœur avait cessé de battre. Se refermant sur le Vide, les serres d’une noire douleur menaçaient de le déchiqueter. Alors qu’un voile gris tombait devant ses yeux, Rand sentit que son tissage tailladait rageusement les flux de Lanfear.
L’air qui emplit de nouveau ses poumons les brûlant comme de l’acide, il eut vaguement conscience que son cœur pulsait de nouveau. Quand sa vision lui revint, troublée par des points noirs et argent, il vit que Lanfear, le visage de marbre, luttait toujours pour garder l’équilibre après avoir encaissé le choc en retour de ses flux sectionnés.
Dans la tête et la poitrine de Rand, la douleur était toujours bien présente. Mais le Vide se régénéra, reprit de la puissance, et la souffrance physique ne fut plus qu’une sensation distante.
Une bonne chose, car il n’aurait pas le loisir de s’offrir un temps de récupération. S’obligeant à avancer, il frappa Lanfear avec une massue d’Air qui aurait normalement dû l’assommer. Hélas, la Rejetée coupa net le tissage. Il frappa de nouveau, puis encore, encore et encore, obtenant chaque fois le même résultat : sous cette grêle de coups, Lanfear continuait elle aussi d’avancer, tranchant tissage après tissage. S’il pouvait détourner son attention quelques instants de plus, ou faire en sorte qu’un de ses coups atteigne sa cible, ou approcher assez pour la frapper avec ses poings… Inconsciente, elle serait aussi inoffensive que n’importe qui.
La Fille de la Nuit sembla soudain comprendre ce que faisait son adversaire. Sans cesser de parer ses attaques comme si elle les voyait toutes, elle recula souplement jusqu’à ce que son épaule percute un des chariots. Puis elle eut un sourire plus froid que le cœur même de l’hiver.
— Tu vas mourir très lentement, et avant de crever, tu me supplieras de te laisser m’aimer à la folie.
Cette fois, elle ne visa pas Rand, mais son lien avec le saidin.
La panique résonna comme un gong dans le cocon de Vide. Alors que la première lame de Pouvoir s’enfonçait dans le lien qui unissait Rand à la Source, il sentit le flot de saidin diminuer nettement. Avec ce qui lui restait d’Esprit, de Feu et de Terre, le jeune homme tenta à son tour de briser la lame invisible. Sachant où était le lien, et sentant à quel endroit il risquait de se rompre, il n’avait nul besoin de voir pour viser.
Le bouclier que Lanfear tentait de générer disparut puis revint, se reconstituant aussi vite qu’il parvenait à l’altérer. À chaque réapparition, le saidin faiblissait en Rand, laissant à peine assez de puissance à ses parades pour dévier les attaques de Lanfear. Maintenir deux tissages en même temps aurait dû être un jeu d’enfant – dans des circonstances normales, Rand pouvait en gérer dix et même plus –, mais pas alors qu’il devait se défendre contre des menaces qu’il ne parvenait pas à identifier avant qu’il soit presque trop tard. Et encore moins pendant que les pensées d’un autre homme essayaient de s’introduire dans le Vide pour lui souffler comment remporter ce duel. S’il ne résistait pas, il gagnerait, certes, mais ce serait ensuite Lews Therin Telamon qui arpenterait le monde, Rand al’Thor n’étant plus qu’une voix résonnant parfois faiblement tout au fond de son crâne.
— Ces deux catins, dit Lanfear, je les forcerai à te voir m’implorer ! Mais doivent-elles te regarder mourir, ou faut-il au contraire qu’elles crèvent sous tes yeux ?
Quand Lanfear était-elle montée à l’arrière du chariot ? Rand ne devait pas la quitter des yeux, guettant chez elle le moindre indice de fatigue ou de déconcentration. Mais la voir faiblir était un espoir fallacieux. Debout à côté du portique distordu – un ter’angreal –, elle baissa les yeux sur le jeune homme comme une reine s’apprêtant à prononcer sa sentence. Prenant son temps, elle sourit en contemplant le bracelet d’ivoire jauni qu’elle faisait tourner entre ses mains.
— Qu’est-ce qui te fera souffrir le plus, Lews Therin ? Je veux que ta fin soit affreuse. Que ta douleur dépasse tout ce qu’un homme a pu éprouver depuis l’aube des temps.
Plus le flot de saidin provenant de la Source serait important, et moins il serait facile de le trancher. Posant la main sur sa poche, Rand pressa sa paume marquée d’un héron contre la figurine du petit homme replet armé d’une épée. Puis il tira autant de saidin qu’il le pouvait de la Source, jusqu’à ce que la souillure, telle une bruine, flotte dans le Vide tout autour de lui.