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Avec un petit rire, Rand s’adossa à la table. Ainsi, c’était une nouvelle ruse ? S’il la croyait sur le départ, espérait-elle, il serait mieux disposé envers elle et accepterait même d’être guidé ? Bien entendu, Moiraine ne pouvait pas mentir. Un des fameux Trois Serments l’empêchait de ne pas dire la vérité. Certes, mais ça laissait aux Aes Sedai une énorme marge de manœuvre, tout compte fait.

« Un jour ou l’autre, nous devrons nous séparer »… Bien sûr ! Quand il serait mort, par exemple !

— Vous voulez parler de mes plans, dit-il sèchement.

Rand sortit de sa poche un brûle-gueule et une blague à tabac. Quand il eut bourré la petite pipe, il s’unit au saidin très brièvement afin de l’allumer.

— Pourquoi cette prétention ? Ce sont mes plans !

Tirant sur sa pipe, il attendit la réponse sans se soucier du regard noir d’Egwene.

L’Aes Sedai ne broncha pas, mais une lueur inquiétante dansa dans ses grands yeux noirs.

— Chaque fois que tu as refusé mes conseils, qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle d’un ton égal et pourtant cinglant. Partout où tu es allé, tu as laissé derrière toi la mort, la destruction et la guerre.

— C’est faux pour Tear, dit Rand, un peu trop vite.

Être sur la défensive était déjà un pas vers la défaite. Pour regagner du terrain, il tira plusieurs fois sur sa pipe, très lentement, puis exhala la fumée au ralenti.

— C’est exact, concéda Moiraine, pas pour Tear… Pour une fois, toute une nation se dressait derrière toi, et qu’en as-tu fait ? Instaurer la justice à Tear et dans le reste du pays était louable. Tout comme rétablir l’ordre au Cairhien et nourrir la population. Dans d’autres circonstances, je te féliciterais chaleureusement… (D’autant plus qu’elle était originaire du Cairhien…) Mais qu’est-ce que ça t’apporte dans la perspective de Tarmon Gai’don ?

Une femme obstinée, décidément, et glaciale face à tout ce qui déviait de son obsession, y compris son propre pays. Mais Rand n’aurait-il pas été inspiré de l’imiter ?

— Qu’aurais-je dû faire, selon vous ? Pourchasser les Rejetés un par un ?

Non sans effort, Rand parvint à tirer plus lentement sur son brûle-gueule.

— Savez-vous seulement où ils sont ? Sammael est en Illian, c’est de notoriété publique. Et les autres ? Que se passera-t-il si je l’attaque, comme vous le souhaitez, et qu’il a deux, trois ou quatre de ses semblables avec lui ? Il se peut même qu’ils y soient tous les neuf !

— Tu pourrais en affronter deux, trois, quatre, voire neuf à la fois, si tu n’avais pas laissé Callandor à Tear. La vérité, c’est que tu vas et viens comme une fourmi affolée. Tu n’as aucun plan, pas la moindre idée de la façon d’être prêt pour l’Ultime Bataille. Tu cours d’un endroit à un autre en espérant que les choses se mettront en place toutes seules. L’espoir, Rand, c’est le refuge de ceux qui ignorent que faire. Si tu m’écoutais, tu pourrais au moins…

Sa pipe à la main, Rand fit un geste brusque pour interrompre l’Aes Sedai. Le regard furibond des deux femmes ne lui fit ni chaud ni froid.

— J’ai un plan, au contraire !

Si elles voulaient savoir, eh bien, elles allaient être servies ! Et que la Lumière le brûle s’il modifiait d’un iota sa stratégie !

— Pour commencer, je veux mettre un terme aux guerres et aux massacres, que j’en sois responsable ou non. Si des soldats doivent tuer, qu’ils abattent des Trollocs, pas leurs frères humains. Pendant la guerre des Aiels, quatre tribus ont traversé le Mur du Dragon et sont restées de notre côté pendant plus de deux ans. Ces hordes ont pillé et incendié Cairhien, écrasant toutes les armées qu’on leur opposait. Si elles l’avaient voulu, elles auraient pu prendre Tar Valon. La tour aurait été impuissante à cause de vos Trois Serments.

L’un des trois interdisait aux Aes Sedai d’utiliser le Pouvoir comme une arme, sauf contre les Suppôts ou les Créatures des Ténèbres – ou en cas de légitime défense. Les Aiels n’ayant jamais menacé la tour, aucune intervention des sœurs n’avait été possible.

Comme ça, il s’agitait et il espérait ? Eh bien, on allait voir ce qu’on allait voir !

— Quatre tribus ont suffi pour mettre à genoux tous nos pays. Que se passera-t-il lorsque je franchirai la Colonne Vertébrale du Monde à la tête des onze qui me sont fidèles ?

Il faudrait se contenter de ça. La douzième, les Shaido, semblait définitivement perdue.

— Le temps que les diverses nations songent à s’unir, il sera déjà trop tard. Elles devront accepter la paix du Dragon, et sinon, que je sois enterré dans le Can Breat !

La harpe émit soudain un « couac » qui fit sursauter tout le monde. Baissant les yeux sur l’instrument, Natael secoua la tête, puis il reprit sa douce mélodie.

— Ce n’est plus un melon, mais une citrouille, marmonna Egwene en croisant les bras. Une pierre serait moins obtuse que toi. Moiraine essaie de t’aider ! Tu ne t’en aperçois pas ?

L’Aes Sedai lissa lentement sa jupe, qui n’en avait aucun besoin.

— Conduire les Aiels de l’autre côté du Mur du Dragon risque d’être la pire erreur que tu peux commettre.

L’agacement enfin audible dans la voix de Moiraine ravit Rand. Au moins, elle finissait par comprendre qu’il n’était pas une vulgaire marionnette.

— Avant que tu arrives, continua l’Aes Sedai, la Chaire d’Amyrlin aura contacté les dirigeants de tous les pays qui en ont encore, leur fournissant toutes les preuves que tu es bien le Dragon Réincarné. Ces gens connaissent les prophéties et ils savent pourquoi tu es venu au monde. Dès qu’ils seront convaincus, ils se rangeront à tes côtés, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. L’Ultime Bataille approche et tu es le seul espoir de l’humanité.

Rand éclata d’un rire amer. Sa pipe entre les dents, il se hissa sur la table et s’assit en tailleur, les yeux rivés sur les deux femmes.

— Ainsi, comme Siuan Sanche, vous pensez toujours que vous savez tout…

C’était loin d’être le cas, et avec l’aide de la Lumière, il en serait ainsi jusqu’au bout.

— Vous êtes deux idiotes !

— Un peu de respect, au moins ! explosa Egwene.

Mais Rand l’ignora.

— Les Hauts Seigneurs de Tear connaissent aussi les prophéties, et ils ont su qui j’étais quand ils m’ont vu brandir l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée. La moitié d’entre eux ont espéré que je leur apporte la gloire ou le pouvoir, voire les deux. Les autres m’auraient volontiers planté un couteau entre les omoplates avant d’essayer d’oublier que le Dragon Réincarné était venu chez eux. Voilà comment les nations m’accueilleront. Sauf si je calme d’abord leur ardeur, comme dans le cas de Tear. Savez-vous pourquoi j’ai laissé Callandor dans la Pierre ? Pour qu’on ne m’oublie pas ! Chaque jour, ces gens pensent que l’épée est plantée dans le sol du Cœur de la Pierre, attendant que je revienne la chercher. C’est pour ça qu’ils ne me trahiront pas.

En réalité, c’était une des raisons pour lesquelles il n’avait pas emporté l’épée. L’autre, il préférait ne pas y penser.

— Sois très prudent, souffla Moiraine.

Pas un mot de plus… et d’une voix glaciale. Mais Rand reconnut la menace. Un jour, sur le même ton, elle avait déclaré qu’elle préférait le voir mort plutôt que de le laisser tomber entre les mains des Ténèbres.

Une femme impitoyable.

Un long moment, elle le regarda, ses yeux tels des puits profonds où il aurait pu basculer et se noyer. Puis elle se fendit d’une parfaite révérence.

— Avec votre permission, seigneur Dragon, je vais aller indiquer à maître Kadere quelle zone de l’esplanade il doit débarrasser demain.

L’ironie, presque de la moquerie, était à peine perceptible, mais Rand la sentit très bien. Tout ce qui pouvait le déstabiliser, le rendre coupable ou le faire douter était bon à prendre pour Moiraine, et elle ne reculerait devant rien.