— La douleur, Lews Therin !
Oui, la douleur, si forte que plus rien d’autre n’existait. Pas dans le cœur ou la tête, cette fois, mais absolument partout dans son corps, comme si des aiguilles brûlantes traversaient d’abord le cocon pour venir ensuite se planter dans sa chair. À chaque nouvelle frappe, il aurait juré qu’il entendait une sorte de sifflement. Et bien entendu, tout nouveau projectile s’enfonçait plus profondément que le précédent. Pendant ce temps, Lanfear s’acharnait toujours à l’isoler de la Source. Ses attaques gagnant en puissance et en vitesse, Rand se demanda comment elle pouvait être si forte. Se cramponnant au Vide et au saidin – un flot de feu et de glace –, il se défendait avec l’énergie du désespoir.
Il pouvait invoquer la foudre ou envelopper Lanfear dans les flammes qu’elle avait utilisées pour faire un massacre.
Une image s’imposa à son esprit. Celle d’une femme en robe noire de négociante tombant morte de son cheval alors qu’il brandissait son épée de flammes, si légère entre ses mains. Avec une poignée d’autres Suppôts des Ténèbres, elle avait tenté de le tuer…
Une autre image chassa la première. Mat, accablé, lâchant : « J’ai eu sa peau » alors que tout le désespoir du monde se lisait dans ses yeux.
Une troisième vision, celle d’une femme aux cheveux d’or dans un couloir dévasté dont les murs semblaient avoir fondu.
Ilyena, pardonne-moi !
Là encore, tout le désespoir du monde dans un cri…
Oui, Rand aurait pu en finir. Hélas, il ne le ferait pas. Il allait mourir, et peut-être le monde avec lui, parce qu’il était incapable de se résoudre à tuer une femme – une femme de plus, aurait-il dû dire.
En un sens, c’était la plaisanterie la plus drôle que l’univers eût jamais connue. Non ?
Moiraine essuya le sang, sur sa bouche, puis, sur le ventre, elle sortit de sous le chariot et se leva péniblement. Entendant un rire d’homme, elle regarda autour d’elle, en quête de Lan. Elle le trouva vite, gisant tout près du mur de brume grise, le corps secoué de spasmes comme s’il tentait de se lever… ou finissait d’agoniser.
Mais l’Aes Sedai ne devait pas penser à son Champion. Au fil des années, il lui avait si souvent sauvé la vie que cette dernière, en toute justice, aurait dû lui appartenir. En contrepartie, n’avait-elle pas fait depuis longtemps tout ce qu’elle pouvait afin qu’il survive à sa guerre solitaire contre les Ténèbres ? Désormais, qu’il vive ou qu’il meure, il devrait le faire sans elle.
À genoux sur le sol en pierre du quai, c’était Rand qui riait alors que des larmes ruisselaient sur son visage tordu par la douleur comme celui d’un homme soumis à la torture. Moiraine frissonna. Si la folie avait pris le dessus, elle ne pourrait plus rien faire. Pourtant, il lui restait à accomplir ce qu’elle était venue accomplir. Parce qu’il le fallait.
Voir Lanfear lui fit l’effet d’une gifle. Pas à cause de la surprise, mais parce qu’il était troublant d’avoir sous les yeux l’image qui hantait régulièrement ses rêves depuis Rhuidean. La Rejetée debout sur le chariot, l’aura du saidar l’enveloppant, tandis que se découpait à côté d’elle le cadre en pierre rouge du portique distordu. Tandis qu’elle regardait Rand avec un sourire impitoyable, la Fille de la Nuit faisait tourner entre ses mains un bracelet d’ivoire. Un angreal, en réalité. Si Rand n’en avait pas également un, avec cette arme, elle aurait déjà dû l’écraser comme un insecte. Donc, il devait en avoir un, à moins qu’elle ait décidé de jouer au chat et à la souris avec lui.
Aucune importance ! Moiraine détestait cet antique bijou d’ivoire. Au premier coup d’œil, il semblait représenter un contorsionniste penché en arrière pour se prendre les chevilles avec les mains. Vu de plus près, il s’avérait que les poignets et les chevilles du personnage étaient attachés ensemble. Malgré la répulsion que lui inspirait cet objet, l’Aes Sedai l’avait rapporté de Rhuidean. Et la veille, elle l’avait sorti d’un sac plein d’étranges artefacts pour le poser au pied du portique.
Petite et légère, Moiraine ne fit pas bouger le chariot lorsqu’elle se hissa dessus, dans le dos de Lanfear. Quand sa robe s’accrocha à une écharde de bois, se déchirant, elle fit la grimace, mais la Rejetée ne tourna pas la tête. Dans son esprit, elle avait éliminé toutes les menaces. À part Rand, le seul être au monde dont elle gardait à l’esprit l’existence et la nécessité d’y mettre un terme.
Refoulant une très petite bulle d’espoir – un luxe qu’elle ne pouvait pas s’offrir –, Moiraine resta un moment en équilibre sur le chariot, puis elle s’unit à la Source Authentique et bondit sur Lanfear.
L’instinct avertit la Rejetée, qui se retourna juste avant que l’Aes Sedai la percute et lui arrache le bracelet des doigts. Face à face, les deux femmes basculèrent dans le portique.
Une lumière blanche engloutit tout.
53
Des mots qui s’effacent
Dans son cocon de Vide qui se contractait sur lui-même, Rand vit Moiraine sortir de nulle part – semblait-il – pour sauter sur Lanfear. Alors que les deux femmes, enlacées dans une étreinte guerrière, basculaient dans le portique de pierre rouge, les attaques qui visaient Rand cessèrent brusquement. Un éclair de lumière blanche jaillit du néant, emplit le cadre du portique et refusa de se dissiper comme s’il tentait de sourdre dans le monde mais en était empêché par une barrière invisible. Autour du ter’angreal, des éclairs bleu et argent zébrèrent l’air de plus en plus violemment et un étrange grésillement retentit.
Rand se leva péniblement. Si la douleur n’avait pas disparu, l’absence de pression laissait augurer qu’il finirait par se sentir de nouveau entier et intact. Alors qu’il ne parvenait pas à détourner le regard du portique, un nom résonnait dans sa tête.
Moiraine… Moiraine… Moiraine…
Les yeux également braqués sur le chariot, et penché en avant comme s’il risquait de s’écrouler s’il s’immobilisait, Lan passa à côté de Rand.
Le jeune homme l’enveloppa dans un tissage d’Air.
— Tu ne peux rien faire, Lan. Il est impossible de la suivre et de la ramener.
— Je sais, souffla le Champion, dévasté. (Immobilisé au milieu d’une enjambée, il ne se débattait pas, mais foudroyait du regard le portique qui venait de dévorer Moiraine.) Que la Lumière m’apporte la paix, je le sais !
Le chariot avait pris feu. Rand tenta d’éliminer les flammes, mais dès qu’il en privait une de sa chaleur, un éclair venait en allumer une autre. Alors même qu’il était en pierre, une fumée âcre commençait à monter du portique et s’accumulait sous la coupole de brume grise. Une simple volute de ce poison brûla les narines de Rand et le fit tousser. Pareillement, sa peau picota ou l’élança partout où la fumée la toucha. Sans perdre un instant, il dénoua le tissage du dôme, dispersa la brume grise au lieu d’attendre qu’elle se dissipe d’elle-même, et tissa autour du chariot une grande cheminée d’Air brillante comme du verre qui canalisa les émanations, les expédiant vers le ciel.
Alors, et seulement alors, il relâcha Lan. S’il avait pu atteindre le chariot, le Champion, il le savait, aurait été parfaitement capable de suivre son Aes Sedai. Maintenant, tout brûlait, y compris le portique qui fondait comme de la cire, mais pour un homme comme Lan, ça n’était pas nécessairement dissuasif.
— Elle est partie… Je ne sens plus sa présence…
Alors que ses mots semblaient lui avoir été arrachés du cœur, Lan se détourna et s’éloigna, longeant la colonne de chariots sans un regard en arrière.