En le suivant des yeux, Rand vit qu’Aviendha était agenouillée près d’Egwene et la serrait contre elle.
Le jeune homme se coupa de la Source et courut vers les deux femmes. Alors que la douleur, naguère distante, le rattrapait, il réussit à mettre un pied devant l’autre, même si ses jambes avaient du mal à le porter. Près d’Aviendha et Egwene, Asmodean regardait autour de lui comme s’il redoutait de voir Lanfear sortir de sous un chariot ou de derrière une charrette à grain renversée. Accroupi, sa lance appuyée contre une épaule, Mat éventait Egwene avec son chapeau.
— Est-elle… ? commença Rand dès qu’il eut rejoint ses amis.
— Je n’en sais rien…, souffla Mat, anéanti.
— Elle respire encore, dit Aviendha, sans paraître savoir si ça avait une chance de continuer.
Mais Egwene ouvrit les yeux au moment où Amys et Bair, suivies par Melaine et Sorilea, bousculèrent Rand pour rejoindre plus vite leur disciple. S’agenouillant en cercle autour de la jeune femme, elles s’assurèrent de son état en marmonnant entre leurs dents ou en échangeant de brefs commentaires.
— Je me sens… (Egwene dut s’interrompre pour déglutir.) J’ai mal.
Une larme perla à un de ses yeux.
— Bien entendu que tu as mal ! lança Sorilea, directe comme à son habitude. Voilà ce qui arrive quand on se laisse entraîner dans les machinations d’un homme.
— Elle ne pourra pas venir avec toi, Rand al’Thor, dit rageusement Melaine – sans regarder le jeune homme.
Était-elle furieuse contre lui, ou à cause de ce qui venait d’arriver ?
— Je serai en pleine forme après… après un peu de repos, murmura Egwene.
Bair humidifia avec l’eau d’une gourde un morceau de tissu qu’elle posa sur le front d’Egwene.
— Pour te remettre, il te faudra beaucoup de repos. Je crains que ton rendez-vous de ce soir avec Nynaeve et Elayne soit annulé. Tant que tu ne seras pas rétablie, pas question de t’approcher de Tel’aran’rhiod. Avec de la chance, ce sera l’affaire de quelques jours. Inutile de me défier du regard, gamine ! Nous surveillerons tes rêves, s’il le faut. Et si tu oses penser à outrepasser nos ordres, nous te confierons aux bons soins de Sorilea.
— Crois-moi, Aes Sedai ou non, tu ne me désobéiras pas deux fois, renchérit Sorilea.
Mais avec un rien de compassion assez peu habituel chez elle. Fidèle à elle-même, Egwene ne tenta pas de dissimuler sa frustration.
— Moi, je suis assez bien pour faire ce qui doit être fait, dit Aviendha.
En réalité, elle semblait à peine moins mal en point qu’Egwene. Elle n’en défia pas moins Rand du regard – qu’il ose la contredire, pour voir ! S’avisant que les quatre Matriarches la dévisageaient, elle perdit un peu de sa superbe.
— Je vais assez bien…, grommela-t-elle.
— Ça saute aux yeux…, lâcha Rand.
— C’est la vérité, insista Aviendha, vis-à-vis de lui, mais en évitant soigneusement de regarder les Matriarches. Lanfear m’a tenue entre ses griffes un peu moins longtemps qu’Egwene. Ça suffit à expliquer la différence… J’ai une dette de toh envers toi, Rand al’Thor. Nous n’aurions pas résisté beaucoup plus, j’en ai peur. La Rejetée était très forte.
Aviendha regarda le chariot, pratiquement déjà réduit en cendres à l’intérieur de la cheminée d’Air. Le portique, lui, avait totalement disparu.
— Je n’ai pas vu tout ce qui est arrivé.
— Elles sont… (Rand s’éclaircit la voix.) Elles sont parties toutes les deux. Lanfear est morte. Moiraine aussi.
Egwene éclata en sanglots dans les bras d’Aviendha, qui posa la tête sur l’épaule de son amie comme si elle était aussi au bord des larmes.
— Tu es un crétin, Rand al’Thor, dit Amys en se relevant. (Sous son foulard et ses cheveux blancs, le visage étonnamment jeune de la Matriarche semblait taillé dans le marbre.) En ce qui concerne cette affaire et bien d’autres, tu es un idiot fini.
Rand se détourna, fuyant le regard accusateur de l’Aielle. Moiraine était morte parce qu’il n’avait pas pu se résoudre à tuer une Rejetée. Devait-il pleurer ou éclater d’un rire hystérique ? Qu’il fasse l’un ou l’autre, il risquait de ne plus jamais pouvoir s’arrêter.
Alors que les quais étaient presque vides quand il avait généré son dôme, ils se remplissaient de nouveau, même si très peu de gens osaient s’approcher de l’endroit où se dressait le mur de brume grise. Aidées par des gai’shain en robe blanche et des hommes en cadin’sor, des Matriarches soulageaient les blessés et tentaient d’apaiser les agonisants. Les cris et les gémissements, pour Rand, revenaient à des coups de poignard. Il n’avait pas été assez rapide… La mort de Moiraine, pas de guérison possible pour les grands blessés… Tout ça parce qu’il…
Je n’ai pas pu ! Lumière, aide-moi ! Je n’ai pas pu !
Des Aiels le regardaient, certains venant à peine de baisser leur voile. Mais il n’y avait toujours pas trace des Promises. En revanche, d’autres personnes étaient présentes.
Monté sur un hongre noir, Dobraine ne quittait pas Rand des yeux. Pas très loin, Talmanes, Daerid et Nalesean, eux aussi à cheval, observaient avec une attention égale Mat et son ami d’enfance. Leur silhouette à la fois découpée et plongée dans l’ombre par le soleil levant, des curieux s’étaient massés sur les remparts de la face avant du grand mur d’enceinte, et il y avait encore plus de citadins en haut de la partie perpendiculaire à la rivière. Deux de ces lointaines silhouettes obscures se détournèrent quand Rand leva les yeux, virent qu’elles étaient à moins de vingt pas l’une de l’autre et reculèrent avec un bel ensemble. Dix couronnes d’or qu’il s’agissait de Meilan et Maringil !
Près du dernier chariot de la colonne, Lan s’occupait des chevaux, flattant les naseaux d’Aldieb, la jument de Moiraine.
Rand le rejoignit.
— Je suis désolé, Lan… Si j’avais été plus rapide, et…
Je n’ai pas pu tuer l’une, alors, j’ai tué l’autre. Que la Lumière m’aveugle !
Si son vœu avait été exaucé, il n’en aurait pas été affecté, sur le moment.
— La Roue tisse comme elle l’entend… (Le Champion approcha de Mandarb et entreprit de vérifier le harnais de selle de l’étalon noir.) Moiraine était un soldat, à sa façon, mais au moins autant que moi. Ces vingt dernières années, ç’aurait pu arriver au bas mot deux cents fois. Elle le savait, et moi aussi. C’était une belle journée pour mourir…
Si la voix du Champion restait parfaitement neutre, ses yeux bleus si froids étaient cernés de rouge.
— Je suis quand même désolé… J’aurais dû…
Rand n’insista pas dans cette voie. Tous les « j’aurais dû » du monde ne consoleraient pas Lan. En revanche, ils arrachaient le cœur au jeune homme.
— Lan, j’espère que tu resteras mon ami, après… J’apprécie beaucoup tes conseils, et j’aime nos entraînements à l’épée. Dans les jours à venir, j’aurai besoin des deux…
— Je suis ton ami, Rand. Mais je ne peux pas rester… (Lan sauta en selle.) Moiraine m’a fait quelque chose qui n’était plus usité depuis des centaines d’années, à une époque où les Aes Sedai établissaient parfois le lien avec un Champion sans lui demander son avis. Elle a modifié mon lien, afin qu’il soit transmis à une autre sœur si elle mourait. À présent, je dois trouver cette Aes Sedai pour devenir un de ses Champions. En fait, je le suis déjà. Je capte vaguement la présence de cette sœur, quelque part à l’ouest, elle me sent aussi, et je dois aller la rejoindre. Ça fait partie de ce que Moiraine a prévu. Elle ne voulait pas me laisser le temps de mourir en essayant de la venger.
Lan tira sur les rênes de Mandarb comme s’il voulait l’empêcher de partir au galop – et comme s’il luttait lui-même pour ne pas éperonner l’étalon.