— Si tu revois un jour Nynaeve, dis-lui que…
Un instant, le visage de pierre de Lan se décomposa. Un instant seulement… Puis il parla entre ses dents, mais Rand entendit quand même.
— Une blessure bien nette guérit plus vite et fait beaucoup moins mal… (Le Champion cessa de murmurer.) Dis-lui que j’ai trouvé quelqu’un d’autre. Les sœurs vertes sont parfois aussi proches de leurs Champions que les femmes normales de leur mari. De toutes les façons possibles… Dis à Nynaeve que je suis parti pour devenir l’amant d’une sœur verte en plus de son protecteur. Ces choses-là arrivent… Il y a très longtemps que je n’ai plus vu Nynaeve…
— Je lui dirai tout ça, Lan, mais je ne peux pas te garantir qu’elle me croira.
Lan se pencha sur sa selle pour poser une main ferme sur l’épaule de Rand. Un loup à demi apprivoisé, cet homme-là ? La bonne blague ! Comparé à lui, n’importe quel loup n’était qu’un toutou.
— Nous nous ressemblons beaucoup, toi et moi. En nous se tapit une grande noirceur. L’obscurité, la douleur, la mort… Voilà ce qui émane de nous. S’il t’arrive d’aimer une femme, Rand, quitte-la et permets-lui de se trouver un autre homme. C’est le plus beau cadeau que tu pourras lui faire. (Lan se redressa et leva une main.) Que la Paix soit avec ton épée. Tai’shar Manetheren.
Un antique salut. Le vrai sang de Manetheren…
Rand leva lui aussi une main.
— Tai’shar Malkier.
Lan talonna Mandarb qui bondit en avant, forçant les Aiels et les citadins à s’écarter de son chemin – comme si l’étalon comptait galoper tout au long de la route qu’il allait parcourir avec pour cavalier le dernier représentant du Malkier.
— Que l’ultime étreinte de notre mère à tous t’accueille chez toi, Lan, souffla Rand.
Au Shienar comme dans d’autres pays des Terres Frontalières, cette formule faisait partie du service funéraire.
Les Aiels et les gens postés sur les remparts regardaient toujours Rand. Dès qu’un pigeon voyageur arriverait à Tar Valon, la Tour Blanche saurait ce qui s’était passé aujourd’hui – ou du moins une version de ces événements. Et si Rahvin avait lui aussi des « yeux » ici – pour ça, il suffisait d’un rat en ville ou d’un corbeau le long de la rivière – il ne s’attendrait sûrement pas à une attaque dans le cours de la journée. Pour résumer, Elaida penserait que Rand était plus faible, donc peut-être plus facile à manipuler, et le Rejeté…
Comprenant ce qu’il était en train de faire, Rand eut une grimace.
Arrête ça ! Pendant une minute, au moins, cesse de fuir et prends le temps de pleurer.
D’accord, mais pas devant tant de témoins. Lorsqu’il se mit en mouvement, les Aiels s’écartèrent devant lui presque aussi vite que sur le chemin de Mandarb.
La poivrière au toit d’ardoise du capitaine du port n’était qu’une simple pièce circulaire dépourvue de fenêtres aux murs garnis d’étagères qui croulaient sous les classeurs, les rouleaux de parchemin et les piles de manifestes. Posées sur une table à côté de sceaux fiscaux et de timbres douaniers, deux lampes fournissaient une lumière vacillante. Rand claqua la porte derrière lui pour échapper aux regards indiscrets.
Moiraine morte, Egwene blessée et Lan parti… Un prix très élevé pour la fin de Lanfear.
— C’est le temps de pleurer ! Rand al’Thor, que la Lumière te brûle ! Moiraine mérite bien ça. N’aurais-tu plus aucun sentiment ?
De fait, il était comme anesthésié. Son corps le torturait, mais sous la souffrance, il se sentait plus mort que vif.
Il glissa une main dans sa poche, trouva les lettres de l’Aes Sedai et les sortit. Qu’avait-elle dit ? Des sujets de réflexion pour lui ? Après avoir rempoché la missive destinée à Thom, il brisa le sceau de la sienne et découvrit l’écriture fine et serrée de Moiraine.
« Ces mots s’effaceront quelques instants après que tu auras lâché ces feuilles – une protection configurée sur ta personne – alors, prends garde à ce que tu fais… Puisque tu lis cette lettre, les événements, sur les quais, ont tourné comme je l’espérais… »
Stupéfié, Rand interrompit un instant sa lecture, puis la reprit avidement.
« Depuis mon arrivée à Rhuidean, je savais qu’un jour ou l’autre, des nouvelles de Morgase nous atteindraient à Cairhien. Ne cherche pas à savoir comment. Certains secrets appartiennent à d’autres personnes que moi, et je ne les trahirai pas. Mais j’ignorais quelles seraient ces nouvelles… Si ce qu’on nous a rapporté est vrai, que la Lumière ait pitié de l’âme de Morgase. Elle était entêtée, voire obtuse, avec par moments toute la sauvagerie d’une lionne, mais ce fut une bonne et bienveillante reine.
Dans tous les cas, les nouvelles en question conduisaient à une visite aux quais le lendemain. À partir de là, l’arbre du futur se séparait en trois branches, mais puisque cette lettre est entre tes mains, c’est que je ne suis plus en ce monde, et Lanfear non plus… »
Rand serra convulsivement la lettre. Moiraine savait. Elle savait, et elle l’avait amené ici. S’avisant qu’il avait froissé la lettre, il se hâta de la lisser.
« Les deux autres branches étaient bien pires. Dans un cas, Lanfear te tuait. Dans l’autre, tu partais avec elle, et lors de notre rencontre suivante, tu te faisais appeler Lews Therin Telamon, et tu mourais d’amour pour elle.
J’espère qu’Egwene et Aviendha sont saines et sauves. Car vois-tu, je ne sais rien de ce qui arrivera dans le monde après… le monde d’après, quoi ! Sauf en ce qui concerne un détail qui ne te regarde pas.
Je n’ai pas pu t’en parler pour la même raison qui m’a interdit d’avertir Lan. Les hommes de Deux-Rivières, semble-t-il, gardent beaucoup de caractéristiques de ceux de Manetheren, et ça les rend très proches des guerriers des Terres Frontalières. On dit qu’un de ces hommes-là préférerait prendre un coup de couteau plutôt que de blesser une femme, et qu’il estimerait s’en être tiré à bon compte. Je n’ai pas osé courir le risque que tu places ma vie au-dessus de la tienne. D’autant plus que tu te crois capable de déjouer le destin… En fait, ce n’aurait pas été un risque, mais une certitude, comme ton comportement d’aujourd’hui l’a sûrement prouvé. »
— C’était à moi de choisir, Moiraine. À moi !
« Quelques points pour finir.
Si Lan n’est pas déjà parti, dis-lui que j’ai agi pour son bien. Il comprendra un jour, et j’espère qu’il me sera reconnaissant.
Ne te fie à aucune femme qui est aujourd’hui une authentique Aes Sedai. Même si tu dois toujours le redouter, je ne parle pas que de l’Ajah Noir. En d’autres termes, méfie-toi autant de Verin que d’Alviarin. Depuis trois mille ans, le monde danse au rythme de notre musique. C’est une habitude difficile à perdre, comme je l’ai appris en m’efforçant de danser au son de la tienne. Toi, tu dois danser librement, et mes chères sœurs, même les mieux intentionnées du monde, tenteront de guider tes pas comme j’ai moi-même voulu le faire.
Je te prie de remettre sa lettre à Thom Merrilin quand tu le reverras. Elle contient des précisions sur un sujet assez mineur dont je lui ai parlé un jour, et je pense que ces mots l’aideront à trouver la paix de l’esprit.
Enfin, méfie-toi aussi de maître Jasin Natael. Je n’approuve pas totalement ta démarche, mais je la comprends. C’était d’ailleurs peut-être la seule solution… Mais prends garde à lui. Il est aujourd’hui l’homme qu’il a toujours été. N’oublie jamais ça.
Que la Lumière t’illumine et te protège. Tu t’en tireras très bien. »
L’Aes Sedai avait simplement signé « Moiraine ». Elle n’utilisait pratiquement jamais le nom de sa maison.
Rand relut attentivement le passage sur Natael. À l’évidence, Moiraine connaissait la véritable identité du trouvère. Ça ne pouvait rien vouloir dire d’autre. Sachant qu’un Rejeté se tenait devant elle, cette femme d’acier n’avait jamais tressailli une seule fois. Et s’il interprétait bien la lettre, elle savait aussi pourquoi Asmodean était là.