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Dans un écrit qui s’effacerait dès qu’il ne le tiendrait plus entre ses mains, n’aurait-elle pas pu être franche et directe ? Et pas seulement au sujet du Rejeté. Par exemple, comment avait-elle appris tout ça, à Rhuidean ? S’il ne se trompait pas, ça devait avoir un rapport avec les Matriarches, mais il ne devait pas espérer en apprendre auprès d’elles plus long que ce que disait – ou, plutôt, ne disait pas – la lettre. Et au sujet des Aes Sedai, pourquoi avait-elle mentionné spécifiquement Verin ? Et Alviarin au lieu d’Elaida ? Et tous ces mystères, à propos de Lan et de Thom ?

Rand aurait parié qu’elle n’avait pas laissé de lettre au Champion, qui ne devait pas être seul à croire aux bienfaits des blessures bien nettes.

Le jeune homme faillit sortir de sa poche la lettre de Thom puis la décacheter. Mais Moiraine avait sûrement dû prévoir une protection, comme pour la sienne. Aes Sedai et Cairhienienne, elle avait jusqu’à la fin gardé son aura de mystère et son goût pour la manipulation. Jusqu’à la fin…

Exactement ce qu’il avait voulu éviter en parlant si souvent, presque au point de radoter, des éternelles cachotteries de l’Aes Sedai. Sachant ce qui allait arriver, elle était allée à la rencontre de son destin avec le même courage qu’un Aiel. Un rendez-vous avec la mort dûment honoré… Mais elle était morte parce qu’il n’avait pas pu se résoudre à tuer Lanfear. Parce qu’il n’avait pas ôté la vie à une femme, une autre avait perdu la sienne.

Ses yeux se posèrent sur les derniers mots de la lettre.

« Tu t’en tireras très bien. »

Des paroles tranchantes comme le fil glacé d’un rasoir.

— Pourquoi pleures-tu seul ici, Rand al’Thor ? C’est vrai ce qu’on dit ? Certains hommes des terres mouillées pensent qu’il est honteux de pleurer en public ?

Rand foudroya du regard Sulin, debout dans l’encadrement de la porte. Son arc dans le dos, un fourreau à la ceinture, la Promise brandissait sa rondache et un faisceau de trois lances.

— Je ne… (Rand essuya une étrange humidité, sur ses joues.) Cet endroit est une étuve. Du coup, je transpire comme… Que veux-tu ? Je pensais que vous aviez toutes décidé de m’abandonner pour retourner dans la Tierce Terre.

— Ce n’est pas nous qui t’avons abandonné, Rand al’Thor. (Sulin referma la porte, s’assit en tailleur sur le sol et posa sa rondache et deux des lances à côté d’elle.) C’est toi qui nous as laissées tomber.

En un mouvement fluide, la guerrière mit un pied sur la lance qu’elle tenait encore et la brisa en deux.

— Que fais-tu donc ? demanda Rand.

Sulin s’empara d’une autre lance.

— Je t’ai posé une question !

L’expression de la Promise aurait fait réfléchir jusqu’à Lan en personne. Rand n’hésita pas à se pencher et à saisir la lance. En un éclair, la botte souple de Sulin vint se plaquer sur ses phalanges – et pas délicatement.

— Tu voudrais nous mettre des jupes, nous marier et nous forcer à prendre soin d’un foyer ? Ou devrons-nous être couchées près de ta cheminée et te lécher les mains quand tu nous donneras quelques morceaux de viande ?

Sulin força et la lance se cassa, des échardes s’enfonçant dans la chair de Rand.

Rand secoua sa main ainsi libérée – et des gouttes de sang jaillirent dans les airs…

— Je n’ai jamais eu cette intention… Et j’ai cru que vous l’aviez compris…

Sulin prit la dernière lance. Cette fois, Rand canalisa, l’emprisonnant dans un tissage d’Air. Mais elle se contenta de le défier du regard.

— Que la Lumière me brûle ! Tu n’as rien dit ! Du coup, j’ai maintenu les Promises à l’écart du combat contre Couladin. Mais tout le monde ne s’est pas battu, ce jour-là. Et tu n’as pas protesté.

Sulin écarquilla les yeux de surprise.

— Tu nous as tenues à l’écart de la danse avec les lances ? C’est nous qui t’avons empêché de faire une bêtise. On aurait dit une gamine très récemment promise à la Lance. Prêt à te ruer sur Couladin sans songer au projectile que tu risquais de recevoir dans le dos. Le Car’a’carn n’a pas le droit de s’exposer inutilement. Et maintenant, tu vas partir combattre un Rejeté. Le secret est bien gardé, mais j’ai su tirer des conclusions de ce que disent les chefs des autres ordres de guerriers.

— Tu veux me tenir à l’écart de ce combat-là aussi ?

— Ne dis pas de bêtises, Rand al’Thor. N’importe qui aurait pu affronter Couladin. Risquer ta vie aurait été une gaminerie. En revanche, aucun Aiel ne peut faire face à une âme dévouée aux Ténèbres…

— Alors, pourquoi… ?

Rand n’alla pas au bout de sa question, car il connaissait déjà la réponse. Après cette journée de boucherie, face aux Shaido, il avait espéré que les Promises ne prendraient pas ombrage de sa décision. Enfin, il avait tenté de se convaincre qu’il en irait ainsi.

— Tu as choisi ceux qui t’accompagneront, Rand al’Thor, lâcha Sulin comme si chaque mot était une pierre qu’elle lançait sur Rand. Des hommes de tous les ordres. Des hommes ! Pas une seule Promise ! Les Far Dareis Mai se chargent de ton honneur, mais tu les dépouilles du leur.

Rand eut du mal à trouver ses mots.

— Je… Je n’aime pas voir mourir une femme. Sulin, je déteste ça ! Comme si ça me déchirait les entrailles. Même si ma vie en dépendait, je ne pourrais pas tuer une femme.

De nouveau, Rand froissa entre ses doigts la lettre de Moiraine – morte parce qu’il n’avait pas pu abattre Lanfear. Même quand une autre vie était en jeu…

— Sulin, je préférerais aller seul combattre Rahvin plutôt que de voir mourir une seule d’entre vous !

— C’est idiot. Tout guerrier a besoin que quelqu’un surveille ses arrières. Ainsi, c’est de Rahvin qu’il s’agit… Même Roidan, le chef des Marche-Tonnerre, ou Turac, celui des Chiens de Pierre, ont gardé ça pour eux.

Sulin regarda son pied immobilisé sur la lance par les mêmes flux qui l’empêchaient de bouger les bras.

— Libère-moi, et nous parlerons…

Après une brève hésitation, Rand défit le tissage. Il resta prêt à intervenir en cas de besoin, mais Sulin croisa les jambes et resta assise.

— Parfois, j’oublie que tu n’as pas été élevé par notre sang, Rand al’Thor. Écoute-moi ! Je suis ce que je suis. (Elle brandit la lance.) Et voilà ce que je suis !

— Sulin…

— Silence, Rand al’Thor ! Je suis la lance ! Quand un amoureux se dresse entre elle et moi, c’est l’arme que je choisis. D’autres Promises font le choix inverse. Estimant avoir porté les lances assez longtemps, elles aspirent à fonder une famille. Moi, je n’ai jamais voulu changer de vie. Aucun chef n’hésiterait à m’envoyer là où le combat fait rage. Si je tombe un jour sur le champ de bataille, mes premières-sœurs me pleureront, mais pas plus qu’elles ont pleuré notre premier-frère. Un tueur d’arbre qui me poignarderait dans mon sommeil respecterait davantage mon honneur que toi. Tu comprends, à présent ?

— Oui, mais…

Il comprenait, en effet. Sulin ne voulait pas qu’il la force à devenir une autre personne. Pour ça, il devait « simplement » accepter de la voir mourir…

— Qu’arrivera-t-il si tu brises la dernière lance ?

— Si je n’ai aucun honneur dans cette vie, peut-être que dans une autre…

Une phrase prononcée sur un ton neutre, comme si ça coulait de source. Rand eut besoin d’un moment pour comprendre. Dans tous les cas, il devrait accepter de la voir mourir…

— Tu ne me laisses pas le choix, pas vrai ?