— Impressionnant, dit Asmodean, très calme. Hautement impressionnant…
— Choisis un autre moment pour le flagorner, harpiste ! lança Aviendha.
Elle traversa la première, les yeux rivés sur Rand pour ne pas avoir à regarder où elle mettait les pieds. Jusqu’à ce qu’elle l’ait rejoint, elle avança ainsi, puis elle se détourna brusquement, ajusta son châle sur ses épaules, et se perdit dans la contemplation de l’insondable obscurité. Parfois, les femmes paraissaient être plus bizarres que tout ce que le Créateur avait pu inventer en ce monde ou en d’autres…
Bael et Pevin vinrent ensuite, Asmodean leur emboîtant le pas, une main posée sur la bandoulière de l’étui de sa harpe, et l’autre serrant convulsivement la poignée de son épée.
Ce fut le tour de Mat, la démarche conquérante, certes, mais l’air un peu hésitant, comme s’il était en train de mener un vif débat intérieur. Dans l’ancienne langue, bien entendu…
Sulin exigea d’avoir l’honneur de passer ensuite. Dès que ce fut fait, un flot d’Aiels se déversa par le portail. Des Promises, bien sûr, mais aussi des Tain Shari – les Vrais Sangs –, des Far Aldazar Din – les Frères de l’Aigle –, des Boucliers Rouges, des Coureurs de l’Aube, des Chiens de Pierre et des Mains-Couteaux. Bref, des représentants de tous les ordres…
Face à cette « invasion », Rand recula jusqu’à l’extrémité opposée de la plate-forme, par rapport au portail. Même s’il n’avait pas besoin de voir où il allait, il y tenait. En fait, il aurait pu rester à l’autre bout, ou se placer sur un côté – ici, les directions étaient interchangeables. Qu’il en choisisse une ou une autre, sa destination resterait Caemlyn, s’il procédait correctement. Et s’il se trompait, le voyage finirait dans quelque cul-de-basse-fosse du néant !
À part Bael et Sulin – et Aviendha, bien sûr – les Aiels laissèrent un peu d’espace libre entre eux et Rand, Mat, Asmodean et Pevin.
— Ne vous approchez pas trop du bord, dit Rand.
Les Aiels les plus proches de lui reculèrent tous d’un bon pas. Malgré sa taille, il ne parvint pas à voir par-dessus une forêt de têtes enveloppées d’un shoufa et finit par lancer :
— Tout l’espace est occupé ?
La plate-forme allait à peine suffire pour la moitié des volontaires…
— Alors, c’est plein ?
— Oui, répondit une voix de femme, comme à contrecœur.
Rand crut reconnaître les intonations de Lamelle.
Devant le portail, des Aiels convaincus qu’on trouverait bien un peu de place pour eux essayaient toujours d’entrer.
— Assez ! cria Rand. Il n’y a plus de place ! Dégagez le portail ! Que tout le monde recule !
Sinon, des êtres vivants risquaient de subir le même sort que la lance seanchanienne transformée en moignon.
— Portail dégagé ! lança la même voix de femme.
C’était bien Lamelle. Et Rand aurait parié sa chemise qu’Enaila et Somara n’étaient pas très loin non plus.
Le portail parut pivoter sur le côté, rétrécissant jusqu’à se volatiliser dans un ultime éclair de lumière blanche.
— Par le sang et les cendres ! maugréa Mat, appuyé à sa lance, l’air dégoûté. C’est encore pire que ces maudits Chemins !
Cette réflexion lui valut un coup d’œil étonné d’Asmodean et un regard respectueux de Bael. Trop occupé à foudroyer des yeux l’obscurité, le jeune flambeur ne remarqua ni l’un ni l’autre.
Alors qu’aucune brise n’agitait l’étendard de Pevin, on ne sentait aucun mouvement, comme si les « voyageurs » étaient toujours à leur point de départ. Mais Rand n’était pas dupe. Il aurait presque pu sentir qu’ils approchaient de leur destination.
— Si tu sors trop près de Rahvin, il captera ta présence, dit Asmodean. (Se passant nerveusement la langue sur les lèvres, il évitait de regarder les autres passagers de la plate-forme.) En tout cas, c’est ce que j’ai entendu dire.
— Je sais où je vais…, répondit Rand.
Pas trop près, non. Ni trop loin. Il se souvenait très bien de l’endroit.
Aucun mouvement, une obscurité infinie et eux tous suspendus dans ce néant. Immobiles. Et une demi-heure s’écoula ainsi, peut-être plus…
Soudain, il y eut comme un frémissement dans les rangs d’Aiels.
— Que se passe-t-il ? demanda Rand.
Des murmures coururent sur toute la plate-forme.
— Quelqu’un est tombé, dit un guerrier costaud proche de Rand.
C’était Meciar, un membre des Lances de la Nuit – les Cor Darei – qui portait un bandeau rouge.
— Pas une des… ? commença Rand.
Voyant le regard glacial de Sulin, il n’alla pas plus loin. Mais il se tourna pour sonder l’obscurité, la colère venant altérer le Vide comme une sorte de souillure. Ainsi, si une des Promises était tombée, c’était censé ne lui faire ni chaud ni froid ? Eh bien, c’était raté !
Une chute éternelle dans un néant infini… Avant de mourir de faim, de soif ou de peur, perdait-on la raison ? Durant cette chute, même un Aiel devait finir par être terrorisé au point que son cœur cesserait de battre. Rand se surprit à l’espérer. Cette fin-là semblait tellement plus clémente que toutes les autres possibilités…
Que la Lumière me brûle ! Où est passée la dureté dont j’étais si fier ? Une Promise ou un Chien de Pierre… Une lance est une lance !
Sauf qu’il ne suffisait pas de le penser pour en être convaincu.
Je serai dur comme l’acier !
Oui, il laisserait les Promises danser avec les lances où et quand elles le voudraient. Juré ! Mais il exigerait de connaître l’identité de toutes celles qui périraient, et chacun de ces noms laisserait dans son âme une blessure inguérissable.
Je serai dur ! Que la Lumière m’aide, car il le faut ! Oui, que la Lumière m’aide !
Apparemment immobiles dans un néant obscur…
La plate-forme s’arrêta. Alors qu’il n’aurait su dire pourquoi il savait, avant, qu’elle se déplaçait, Rand sentit pourtant que c’était terminé.
Il canalisa le Pouvoir et un portail s’ouvrit, parfaitement semblable à celui de la cour d’honneur du palais de Cairhien. Alors que la position du soleil dans le ciel n’avait pratiquement pas changé, les rayons matinaux, ici, tapaient sur une rue pavée et sur une pente couverte d’herbe brunie par la sécheresse et de fleurs des champs. Au sommet de cette montée se dressait un mur de plus de dix pieds de haut. Au-delà de cet obstacle en pierre volontairement laissée brute, afin de paraître plus naturelle, Rand aperçut les dômes dorés et les tours du palais royal d’Andor. Au-dessus de quelques-uns de ces édifices, l’étendard au Lion Blanc du royaume flottait au vent. De l’autre côté de ce mur se trouvait le jardin où le jeune homme avait rencontré Elayne, lors de sa première visite dans la capitale.
À l’extérieur du Vide, des yeux bleus apparurent, accusant muettement Rand. Le souvenir de baisers volés à Tear remonta à sa mémoire, puis il se rappela une lettre où la jeune femme déposait à ses pieds son cœur et son âme et plusieurs messages, délivrés par Egwene, où elle l’assurait de son amour. Que dirait Elayne si elle apprenait un jour ce qui s’était passé entre Aviendha et lui dans le refuge de glace ?
Rand se souvint d’une autre lettre où la Fille-Héritière, impitoyable, le rejetait dans les ténèbres comme une reine qui chasse de sa vie un misérable porcher…
Aucune importance ! Lan avait raison au sujet des femmes. Mais il voulait quand même… Quoi donc ? Et qui ? Des yeux bleus, des yeux verts ou des yeux marron ? Elayne, qui l’aimait peut-être mais ne parviendrait sans doute jamais à se décider ? Aviendha, qui le tentait avec des délices qu’elle ne le laissait plus toucher ? Min, qui se moquait de lui et le tenait pour un parfait imbécile ?