Il la regarda partir jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière le rideau de perles.
— Tu n’as pas besoin d’avoir ce regard furieux, Rand al’Thor ! marmonna Egwene en serrant son châle comme si elle avait voulu étrangler quelqu’un avec. Le seigneur Dragon, rien que ça ? Seigneur ou non, tu n’es qu’une brute dépourvue de bonnes manières ! Te montrer poli te tuerait ? Tu aurais mérité de te faire rouer de coups !
— Donc, c’est toi qui m’as frappé ! s’écria Rand.
À la grande surprise du jeune homme, Egwene commença à secouer la tête, puis elle se reprit.
Ainsi, c’était Moiraine… Pour qu’elle en arrive à ces extrémités, quelque chose devait sérieusement lui taper sur les nerfs. Ou quelqu’un… Lui, par exemple. Devait-il s’excuser ? Après tout, la politesse n’avait jamais tué personne. Mais pourquoi se montrer courtois avec une Aes Sedai qui tentait de le manipuler comme un vulgaire pantin ?
Mais si Rand se remettait (un peu) en question, Egwene était toujours sur sa lancée, et ses yeux auraient ressemblé à des charbons ardents, si ceux-ci avaient pu être marron foncé.
— Tu es une tête de pioche, Rand al’Thor, et je n’aurais jamais dû dire à Elayne que tu étais digne d’elle. Tu ne serais pas digne d’une fouine ! Baisse donc le nez ! Je me souviens de toi, dans notre enfance, transpirant à grosses gouttes pendant que tu essayais de te tirer de je ne sais plus quel pétrin dans lequel Mat t’avait fourré. Je me rappelle que Nynaeve t’a un autre jour donné la badine jusqu’à ce que tu demandes grâce, et ensuite, il t’a fallu un coussin pour t’asseoir, au moins jusqu’au lendemain. Ces deux événements ne remontent pas à si longtemps, en plus… Je devrais dire à Elayne de t’oublier. Si elle connaissait seulement la moitié de ce que tu es devenu…
Éberlué, Rand écouta la tirade de son amie, qui s’énervait de plus en plus, attisant toute seule les flammes de sa colère. Puis soudain, le jeune homme comprit. Le petit signe de tête involontaire, un peu plus tôt, lui apprenant que c’était Moiraine qui l’avait frappé avec le Pouvoir… Depuis toujours, Egwene s’efforçait de bien faire tout ce qu’elle entreprenait. Depuis qu’elle étudiait avec les Matriarches, elle portait des vêtements aiels, et il se pouvait tout à fait qu’elle essaie d’adopter certaines coutumes du peuple du désert. En même temps, bien qu’elle ne fût qu’une Acceptée, elle ne ménageait pas ses efforts pour être en toutes circonstances une parfaite Aes Sedai. En général, les sœurs parvenaient à contrôler leur tempérament, si explosif fût-il. Et quoi qu’il arrive, elles ne dévoilaient jamais ce qu’elles avaient décidé de cacher.
Ilyena ne se défoulait jamais sur moi quand elle était en colère contre elle-même… Lorsqu’elle me criait après, c’était parce que…
Rand se pétrifia. De sa vie, il n’avait jamais rencontré une femme nommée Ilyena. Pourtant, il pouvait mettre un visage sur ce prénom. Un joli visage… Une peau laiteuse, des cheveux blonds exactement comme ceux d’Elayne…
Un autre effet de la folie. Voilà qu’il se souvenait d’une femme imaginaire. Encore un effort, et il tiendrait de grandes conversations avec des gens invisibles.
Elayne interrompit brusquement sa harangue et regarda le jeune homme avec quelque chose comme de l’inquiétude.
— Rand, tu vas bien ? (La colère ? Disparue, comme si elle n’avait jamais été là…) Tu as un problème ? Veux-tu que j’aille chercher Moiraine ?…
— Non ! s’écria Rand.
Il se reprit et continua sur un ton plus doux :
— Elle ne pourra rien contre…
Même une Aes Sedai était impuissante face à la folie. Le mal qui le rongeait était hors de portée des sœurs.
— Comment va Elayne ?
— Très bien.
Malgré ses récentes invectives, Egwene répondit avec un rien de compassion dans la voix. À part ça, elle ne lui livrerait pas d’informations, Rand le savait. Ce qu’Elayne était censée faire après son départ de Tear était une affaire d’Aes Sedai qui ne le concernait en rien. Egwene le lui avait rappelé plus d’une fois, et Moiraine ne s’en était pas privée non plus. Les trois Matriarches capables d’entrer dans le Monde des Rêves, celles qui formaient Egwene, ne lui avaient rien appris. Sans doute parce qu’elles avaient leurs propres raisons d’être mécontentes de lui.
— Il vaut mieux que j’y aille, dit Egwene en ajustant le tombé de son châle sur ses bras. Tu es fatigué… Au fait, ça veut dire quoi, être enterré dans le Can Breat ?
Juste avant de demander à son amie de quoi elle parlait, Rand se souvint qu’il avait prononcé ces mots.
— Une expression que j’ai entendue je ne sais plus où, dit-il.
En réalité, il aurait donné cher pour savoir ce qu’était le Can Breat, et comment il connaissait son existence.
— Il faut te reposer, dit Egwene comme si elle avait vingt ans de plus que Rand, pas deux ans de moins. Promets-le-moi !
Le jeune homme acquiesça. Un long moment, Egwene le dévisagea, sans doute pour déterminer s’il était sincère, puis elle se dirigea vers la sortie.
La coupe de vin de Rand se souleva dans les airs et flotta jusqu’à lui. Alors qu’il la rattrapait au vol malgré sa surprise, Egwene le regarda par-dessus son épaule.
— Je ne devrais pas te le dire, mais… Elayne ne m’a pas chargée de te transmettre un message, et pourtant… Elle a dit qu’elle t’aime. Tu le sais peut-être déjà, mais dans le cas contraire, ça devrait te faire réfléchir.
Sur ces mots, la jeune femme sortit, le rideau de perles tintinnabulant derrière elle.
Rand sauta de la table, jeta au loin la coupe, souillant le sol de vin, et, fou de rage, se tourna vers Jasin Natael.
3
De pâles ténèbres
Saisissant le saidin, Rand tissa des flux d’Air qui soulevèrent Natael de ses coussins. La harpe dorée lui tombant des mains, le musicien se retrouva plaqué contre un mur, immobilisé du cou aux chevilles et les pieds légèrement au-dessus du sol.
— Ne te l’ai-je pas dit et redit ? Ne canalise jamais le Pouvoir quand nous ne sommes pas seuls ! Jamais !
Natael inclina la tête – une étrange façon de faire, comme s’il voulait regarder son interlocuteur à la dérobée.
— Si elle avait vu, elle aurait pensé que c’était toi.
Aucune repentance dans le ton de Natael. Pas d’intention de s’excuser, mais nul défi non plus. Simplement, il pensait avoir fourni une explication raisonnable.
— Tu semblais avoir soif, et un barde de cour doit être attentif aux besoins de son seigneur.
Une des petites satisfactions que se concédait Natael, histoire de se remonter le moral. Si Rand était le seigneur Dragon, lui devait être un barde et pas un simple trouvère.
Au moins aussi dégoûté de sa réaction que furieux contre l’homme, Rand défit le tissage et laissa retomber son prisonnier sur le sol. S’en prendre à Natael revenait à se bagarrer contre un gamin de dix ans. Même s’il ne pouvait pas voir le tissage qui limitait l’accès du faux trouvère au saidin – logique, puisque c’était une œuvre de femme – Rand savait qu’il était là. Désormais, faire léviter une coupe était le plus grand exploit que pouvait se permettre Natael.
Heureusement, le tissage était également invisible aux yeux des femmes. Selon Natael, c’était à cause d’une « inversion ». Une notion qu’il était incapable d’expliquer, cela dit.
— Et si elle avait eu des soupçons en voyant ma réaction ? J’ai été aussi surpris que si la coupe avait volé vers moi de sa propre volonté.
Reprenant son brûle-gueule entre les dents, Rand envoya au plafond plusieurs volutes de fumée.