Выбрать главу

Je suis tellement fatiguée d’avoir peur…

Avisant devant une maison un banc qui dominait le quai et le fleuve, Nynaeve alla s’y asseoir et entreprit d’étudier sa situation sous tous les angles.

C’était ridicule ! Alors que la Source Authentique lui semblait être terriblement pâle, elle canalisa une flamme qui dansa dans l’air au-dessus de sa main. Si elle paraissait avoir de la substance – à ses propres yeux, en tout cas – elle pouvait voir le fleuve à travers son pathétique tissage. Et quand elle le noua, il disparut immédiatement, comme une brume qui se dissipe. Comment aurait-elle pu affronter Moghedien alors que la moins douée des novices de Salidar se serait montrée aussi puissante qu’elle ? Voire davantage… C’était pour ça qu’elle était venue ici au lieu de sortir du Monde des Rêves. Effrayée, furieuse d’avoir peur, trop en colère pour réfléchir clairement et voir en face sa propre faiblesse.

Elle allait sortir du rêve. Quel qu’ait été le plan de Siuan, il ne fonctionnerait pas, et l’ancienne Chaire d’Amyrlin serait donc contrainte de subir les conséquences de tout ça en même temps qu’elle. À l’idée de devoir passer plus d’heures encore à briquer des parquets, Nynaeve saisit convulsivement sa natte. Des heures ? Des journées entières, plus probablement, et sans préjuger des « séances » de badine avec Sheriam. Pour la punir, les Aes Sedai risquaient de lui interdire d’approcher d’un ter’angreal donnant accès à Tel’aran’rhiod – si elles ne la condamnaient pas à ne plus jamais toucher le moindre angreal. De plus, elles la mettraient sous la tutelle de Faolain, plus de la douce Theodrin. Quant à étudier Siuan et Leane, et plus encore Logain, il vaudrait mieux ne plus y penser. Encore heureux si on lui laissait le droit d’apprendre à guérir…

Enragée, Nynaeve canalisa une autre flamme. Un peu plus forte ? Eh bien, si c’était le cas, elle ne le voyait pas… Stimuler sa colère avec l’espoir que ça l’aide ne donnerait rien.

— Il ne me reste plus qu’à dire aux Aes Sedai que j’ai vu Moghedien, murmura-t-elle en tirant assez fort sur sa natte pour que ça soit douloureux. Lumière, elles me confieront à Faolain ! Je me demande si je ne préférerais pas mourir.

— Pourtant, tu parais toute contente de faire un tas de corvées pour elle.

Entendant cette voix moqueuse, Nynaeve se leva d’un bond, exactement comme si des mains venaient de se poser sur ses épaules. Tout de noir vêtue, Moghedien se tenait au milieu de la rue, secouant la tête devant le spectacle qui s’offrait à elle.

Mobilisant toutes ses forces, Nynaeve tissa un bouclier d’Esprit et le propulsa entre la Rejetée et le saidar. Essaya de le projeter, plutôt… C’était comme vouloir couper un arbre avec une hache en guimauve. D’ailleurs, Moghedien prit le temps de sourire avant de trancher le tissage de son adversaire – si nonchalamment qu’elle aurait pu être en train de chasser un aiguillon de sa joue.

Nynaeve regarda la Rejetée comme si une montagne venait de lui tomber sur la tête. Tout ça pour en arriver là ? Le Pouvoir de l’Unique impuissant. La colère qui lui déchirait les entrailles totalement inutile. Tous ses plans et ses espoirs réduits à néant.

Moghedien ne se donna même pas la peine de riposter ou de tisser un bouclier pour isoler son adversaire de la Source. Voilà jusqu’où allait son mépris !

— J’ai bien eu l’impression que tu m’avais vue… Quand Siuan et toi avez commencé à vous entre-tuer à mains nues, j’ai commis le péché d’imprudence…

Moghedien eut un ricanement humiliant. Paresseusement, parce qu’elle n’avait aucune raison de se presser, elle était en train de tisser quelque chose. Sans savoir ce que c’était, Nynaeve aurait voulu hurler. Sa rage bouillonnait, mais la peur détruisait sa volonté et lui rivait les pieds au sol.

— Parfois, je me dis que vous êtes trop ignorantes pour être formées, l’ancienne Chaire d’Amyrlin, toi et toutes les autres. Mais je ne peux pas te permettre de me trahir. (Le tissage se dirigeait à présent vers Nynaeve.) L’heure de la moisson est venue, dirait-on.

— Arrête, Moghedien ! cria soudain Birgitte.

Nynaeve en resta bouche bée. C’était bien l’héroïne, avec sa courte veste blanche et son fameux pantalon jaune. Sa tresse blonde sophistiquée repoussée derrière une épaule, elle brandissait un arc en argent où était encochée une flèche du même métal.

Impossible ! Birgitte n’appartenait plus au Monde des Rêves. À Salidar, elle s’assurait que personne ne découvre que Nynaeve et Siuan dormaient en plein jour – et ne commence à poser des questions embarrassantes.

Moghedien fut si surprise que les flux qu’elle tissait se volatilisèrent. Mais elle se ressaisit très vite. La flèche d’argent qui jaillit de l’arc de Birgitte disparut en plein vol, puis ce fut au tour de l’arme elle-même. Ensuite, une force invisible s’empara de l’archère, la forçant à lever les bras puis la soulevant du sol. Une fraction de seconde plus tard, l’héroïne, toujours en suspension dans l’air, se retrouva pieds et poings liés dans une position des plus inconfortables.

— J’aurais dû penser que tu viendrais…, siffla Moghedien. (Elle se détourna de Nynaeve pour approcher de Birgitte.) Aimes-tu ta nouvelle vie ? La chair bien réelle, mais sans Gaidal Cain ?

Nynaeve songea à canaliser – mais pour générer quoi ? Un couteau qui ne réussirait pas à traverser la peau de la Rejetée ? Des flammes qui ne roussiraient même pas le bas de sa robe ? Sachant à quel point elle était impuissante, Moghedien ne la regardait même plus. Si elle cessait de projeter un flux de saidar sur la femme endormie de la plaque d’ambre, Nynaeve se réveillerait à Salidar, et elle pourrait avertir les Aes Sedai. Levant les yeux sur Birgitte, elle sentit des larmes monter à ses paupières. L’héroïne défiait Moghedien du regard. En retour, la Rejetée l’étudiait avec tout l’intérêt qu’un sculpteur sur bois accorde à un nouveau rondin.

Il n’y a que moi…, songea Nynaeve. Je pourrais tout aussi bien être incapable de canaliser… Il n’y a que moi…

Lever un premier pied fut aussi dur que si elle essayait de s’arracher à des sables mouvants. Recommencer fut tout aussi difficile, mais au moins, elle avançait vers Moghedien.

— Ne me fais pas de mal ! cria-t-elle. Par pitié, ne me fais pas de mal !

L’ancienne Sage-Dame frissonna. Sous ses yeux, Birgitte venait de disparaître. À sa place se tenait une fillette de trois ou quatre ans, vêtue comme l’héroïne, qui brandissait un arc jouet en argent. Après avoir repoussé dans son dos sa natte blonde, la gamine braqua son arme sur Nynaeve. Puis elle gloussa bêtement et se mit un doigt dans la bouche, comme si elle craignait d’avoir fait une bêtise.

Nynaeve se laissa tomber à genoux. Ramper dans une robe n’était pas facile, mais elle n’aurait sûrement pas pu rester debout. Par miracle, elle réussit à avancer, tendant vers Moghedien une main implorante.

— Par pitié, épargne-moi ! Je t’en prie…

Tel un insecte à demi écrasé qui rampe encore, elle continua à se traîner vers la Rejetée.

— Il fut un temps où je te croyais plus forte que ça…, lâcha Moghedien. Aujourd’hui, j’apprécie vraiment beaucoup de te voir à genoux. N’approche plus, petite ! Encore que je ne te pense pas assez courageuse pour essayer de m’arracher les cheveux…

Cette idée sembla amuser la Rejetée.

La main de Nynaeve devait se trouver à cinq ou six pieds de Moghedien – il faudrait que ça suffise. Il n’y avait qu’elle. Et le Monde des Rêves. Une image se forma, et soudain, ce fut fait. Un bracelet d’argent autour de son poignet, relié par une longue chaîne du même métal au collier également en argent qui enserrait le cou de Moghedien. Dans sa tête, Nynaeve n’avait pas seulement imaginé l’a’dam, mais aussi Moghedien en train de le porter. La Rejetée et l’artefact – une fraction de Tel’aran’rhiod qu’elle modelait selon sa volonté. Pour avoir brièvement porté un bracelet, à Falme, elle savait un peu à quoi s’attendre. D’une étrange façon, elle était consciente de l’existence de Moghedien exactement comme elle sentait son propre corps et ses émotions – deux ensembles bien distincts, mais tous deux présents dans sa tête. Il y avait aussi une autre chose, qu’elle avait seulement espérée, parce que Elayne lui avait dit qu’il en était ainsi. De fait, l’a’dam était un lien. En d’autres termes, elle sentait la Source à travers la Rejetée.