Dans un coin de sa tête, Rand regretta de ne pas avoir parlé de ce sujet avec Asmodean, tant qu’il en avait l’occasion. Mais il n’avait jamais pu évoquer cette journée avec quiconque. Aucune importance ! En ce temps-là, il brandissait Callandor, mais l’angreal glissé dans sa poche avait déjà démontré qu’il suffisait amplement face à Rahvin.
Rand traversa le portail, relâcha son tissage et traversa la cour tandis que l’ouverture disparaissait dans son dos. S’il était dans les environs, Rahvin avait certainement dû sentir son tissage. L’avantage que lui apportait la figurine du petit homme replet ne voulait pas dire qu’il pouvait rester les bras ballants et attendre d’être attaqué.
Pas un signe de vie, à part lui et une unique mouche. À Tear, il en avait été de même. Dans les couloirs, les lampes étaient toutes éteintes, leur mèche n’ayant à l’évidence jamais vu une flamme. Pourtant, même dans les corridors qui auraient dû être obscurs, de la lumière sourdait à la fois de partout et de nulle part. Parfois, les lampes bougeaient et d’autres objets aussi. Entre un coup d’œil et le suivant, une lampe pouvait s’être déplacée d’un pied ou deux tandis qu’un vase, dans sa niche murale, avait avancé ou reculé d’un pouce. De petits détails, comme si quelqu’un s’était ingénié à changer ces objets de place pendant qu’il ne regardait pas.
Où qu’il fût, c’était un bien étrange endroit.
Alors qu’il remontait une promenade, cherchant à localiser Rahvin, Rand s’avisa qu’il n’entendait plus la voix qui se lamentait sur Ilyena. C’était ainsi depuis qu’il avait canalisé un Torrent de Feu. Avait-il réussi à chasser Lews Therin de sa tête ?
Parfait, ça…
Rand s’arrêta à la lisière d’un des jardins intérieurs du palais. Les rosiers et les buissons de campanules blanches semblaient accablés par la sécheresse, comme ils l’auraient été dans le véritable palais. Sur certaines des flèches qui s’élevaient bien au-dessus des toits, l’étendard au Lion Blanc flottait fièrement. Mais à chaque nouveau coup d’œil, ce n’était pas sur les mêmes flèches…
Parfait, oui… Si je n’ai pas à partager mon esprit avec…
Rand se sentait… bizarre. Comme s’il n’avait plus de substance. Levant un bras, il constata qu’il voyait le jardin à travers la manche de sa veste et sa chair. Comme à travers un brouillard, mais un brouillard en train de se dissiper. Baissant les yeux, il distingua les pavés du sol à travers ses jambes.
Non !
Cette pensée ne lui appartenait pas.
Dans son esprit, une image se forma. Un grand homme aux yeux sombres, aux cheveux grisonnants et aux traits dévastés par l’inquiétude.
Je suis Lews Ther…
Je suis Rand al’Thor ! coupa Rand.
Sans qu’il comprenne pourquoi, sur son bras diaphane, le dragon presque invisible menaçait de s’effacer totalement. Le membre lui-même commençait à sembler plus sombre, les doigts de sa main s’allongeant.
Je suis moi !
Cette pensée se répercuta dans le Vide.
Je suis Rand al’Thor !
Le jeune homme lutta pour forger dans son esprit une image de lui-même. Il lutta pour qu’elle ressemble à ce qu’il voyait dans son miroir chaque matin en se rasant, ou dans sa grande glace lorsqu’il s’habillait. Un combat difficile, car il ne s’était jamais vraiment bien regardé.
Les deux images se superposèrent. Un homme d’âge mûr aux yeux noirs et un jeune type aux yeux gris-bleu. Lentement, la seconde prit le dessus sur la première. Alors, le bras de Rand reprit de la substance, le dragon redevint bien visible ainsi que le héron gravé dans la paume de sa main. En des temps pas si lointains, Rand détestait ces marques. À présent, même alors qu’il était reclus dans le Vide, les revoir lui donnait envie de sourire.
Pourquoi Lews Therin avait-il tenté de prendre le contrôle ? De le transformer en Lews Therin, en fait… Car c’était bien Lews Therin, cet homme vieillissant au visage si douloureux. Mais pourquoi tenter cela maintenant ? Parce que c’était possible en ce lieu, quelle que fût sa véritable nature ?
Pas si vite ! Qui avait crié ce « non » impérieux ? Lews Therin, bien sûr. Donc, l’attaque ne venait pas de lui, mais de Rahvin. Et sans recourir au Pouvoir. Si le Rejeté avait pu attaquer ainsi à Caemlyn – la version réelle – il ne s’en serait pas privé. Ce devait être lié à une capacité qui venait s’ajouter à sa palette quand il était ici. Mais dans ce cas, elle s’ajoutait peut-être aussi à celle de Rand. L’image de lui-même qu’il avait forgée l’avait sauvé, et…
Rand braqua le regard sur un rosier et imagina qu’il se ratatinait puis perdait sa substance. Docilement, l’arbuste disparut. Mais dès que l’image mentale qu’il s’en était forgée se fut aussi effacée, le véritable rosier réapparut, tel qu’il était au début.
Rand hocha la tête. Donc, il y avait des limites… Il en existait toujours, ainsi que des règles, et il ignorait tout de celles qui s’appliquaient en ce lieu. En revanche, grâce à l’enseignement d’Asmodean et à ce qu’il avait appris tout seul, Rand connaissait le Pouvoir. Le saidin était encore en lui, mélange de la délicieuse douceur de la vie et de l’immonde corruption de sa jumelle la mort.
Pour l’attaquer, Rahvin avait dû avoir besoin de le voir. Avec le Pouvoir, c’était indispensable, à moins de savoir très exactement où se trouvait la cible – au quart de pouce près. Ici, c’était peut-être différent, mais Rand n’aurait pas parié là-dessus. Un instant, il faillit regretter que Lews Therin ait été réduit au silence. Avec un peu de chance, il connaissait mieux que lui cet étrange lieu et ses règles…
Des balcons et des fenêtres dominaient le jardin sur tout son périmètre. Et parfois, les bâtiments faisaient cinq niveaux…
Rahvin avait tenté de l’anéantir. Résolu, Rand fit circuler le flot tumultueux de saidin à travers son angreal. Des éclairs jaillirent aussitôt du ciel par centaines, venant frapper chaque fenêtre et chaque balcon. Grondant dans tout le jardin, le tonnerre souleva dans les airs de gros fragments de pierre. L’air se chargea de tension et tous les poils se hérissèrent sur les bras et la poitrine de Rand. Puis ce fut au tour de ses cheveux…
Quand il laissa mourir les éclairs, il s’avisa que des gravats tombaient encore des balcons et des fenêtres, le bruit de leur chute occulté par les roulements de tonnerre qui continuaient à retentir dans ses oreilles.
Des trous béaient là où s’ouvraient des fenêtres quelques instants plus tôt. Alors que ces orifices faisaient penser aux orbites de quelque crâne monstrueux, les balcons en ruine évoquaient des bouches aux lèvres éclatées. Si Rahvin s’était tenu à un de ces endroits, il était sûrement mort. Certes, mais Rand n’y croirait pas avant de l’avoir vu de ses yeux. Il entendait les poser sur la dépouille du Rejeté.
Affichant sans le savoir un rictus haineux, il retourna dans le palais. S’il était venu ici, c’était bien pour voir Rahvin mort…
Nynaeve se jeta à plat ventre et rampa sur le sol du couloir tandis que… quelque chose… cisaillait le mur le plus proche. Moghedien avançait aussi vite qu’elle, également sur le ventre, mais dans le cas contraire, elle l’aurait tirée par la chaîne de l’a’dam. Venaient-elles d’esquiver l’œuvre de Rand ou de Rahvin ? À Tanchico, l’ancienne Sage-Dame avait déjà vu ces espèces de lances de feu liquide, et elle avait bien espéré ne jamais renouveler cette expérience. Ignorant de quoi il s’agissait, elle n’avait aucune envie de le découvrir.