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Rand trébucha, s’étala et amortit sa chute sur ses mains, les graviers lui blessant les paumes. Mais qu’est-ce qui l’avait fait tomber ? Regardant autour de lui, il ne vit rien. En revanche, il se sentait sonné, comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Alors qu’il tentait de se relever pour atteindre le portail, il s’aperçut que son corps était pris de convulsions. Sur ses mains, de longs poils poussaient alors que ses doigts semblaient se ratatiner. Des pattes ! Des pattes à la place des mains…

Un piège ! Rahvin n’avait pas fui. Le portail était un leurre, et il avait foncé tête baissée.

Tandis que Rand luttait pour rester lui-même, son désespoir se cramponna au Vide comme à une planche de salut. Ses mains… C’étaient bien des mains ! Enfin, presque…

Rand réussit à se lever mais ses jambes ne lui parurent pas normales. La Source Authentique s’éloignait et le Vide rétrécissait. Des éclairs de panique zébraient le néant où n’existait pourtant aucune émotion. À l’évidence, Rahvin tentait de le transformer en une créature incapable de canaliser le Pouvoir. Le saidin lui échappait, son flot s’amenuisant y compris à travers l’angreal.

La colonnade et les balcons déserts semblaient le narguer. Rahvin devait être derrière une des fenêtres ou une des rosaces ajourées, mais laquelle ? Désormais, Rand n’avait plus la force d’expédier des centaines d’éclairs. Un seul devrait suffire. Ça, il pouvait y arriver. S’il ne traînait pas. Mais quelle cible viser ?

Alors qu’il luttait pour rester lui-même et garder en lui le saidin, Rand se réjouit même de sentir la souillure, puisque ça prouvait qu’il n’était pas coupé du Pouvoir. Regardant autour de lui, il rugit le nom de Rahvin.

Le cri d’un animal acculé.

Moghedien toujours à sa traîne, Nynaeve s’engagea dans un nouveau couloir. Devant elle, un homme disparut à l’intersection suivante, le bruit de ses pas résonnant derrière lui. Depuis combien de temps suivait-elle ces sons ? De temps en temps, ils s’étaient tus, et elle avait dû attendre qu’ils reprennent pour choisir une direction. Lors de ces pauses, des événements se produisaient. Nynaeve n’en avait vu aucun, mais en une occasion, le palais avait paru sonner comme une cloche, en une autre, l’air s’était tellement chargé de tension que ses cheveux avaient failli se dresser sur sa tête, et en une autre encore…

Aucune importance ! C’était la première fois que l’ancienne Sage-Dame apercevait le porteur de ces bottes. Cet homme en veste noire ne devait pas être Rand. La taille correspondait, mais les épaules et le torse étaient trop larges.

Nynaeve s’avisa qu’elle courait. Depuis longtemps, ses solides bottines étaient devenues des escarpins de velours, afin qu’elle soit le plus silencieuse possible. Si elle pouvait entendre l’homme, l’inverse était vrai. Du coup, le halètement de Moghedien était plus bruyant que leurs bruits de pas à toutes les deux.

Quand elle atteignit l’intersection, Nynaeve s’arrêta et jeta un coup d’œil prudent dans le nouveau couloir. Elle était unie au saidar – par l’intermédiaire du lien, mais c’était bien son saidar – et prête à canaliser. En vain, car le couloir était vide. À l’extrémité d’un mur percé de fenêtres – encore des rosaces ajourées – il y avait bien une porte, mais l’homme ne devait pas avoir eu le temps de l’atteindre. Plus près, un autre couloir partait sur la droite. Nynaeve en approcha puis le sonda à son tour. Rien… Mais un escalier prenait naissance à une courte distance de l’intersection.

Nynaeve hésita. L’homme se précipitait vers… quelque part. Ce couloir, lui, les ramènerait vers leur point de départ. Se pressait-on avec l’idée de revenir sur ses pas ? Sinon, il restait l’escalier.

Tirant toujours Moghedien, Nynaeve entreprit de gravir lentement les marches. Tendant l’oreille, elle capta seulement la respiration haletante de la Rejetée et le martèlement du sang qui battait à ses oreilles. Si elle se trouvait nez à nez avec le type… Car il était devant elle, c’était sûr. Et l’effet de surprise jouerait en faveur de la jeune femme.

Sur le premier palier, Nynaeve marqua une pause. Ici, les couloirs étaient parfaitement identiques à ceux du niveau inférieur. Aussi vides et silencieux. L’homme avait-il continué à monter ?

Sous les pieds de l’ancienne Sage-Dame, la marche vibra comme si le palais venait d’être percuté par un bélier géant. Un trait de feu blanc jaillit de nouveau du haut d’une des rosaces ajourées, rebondit vers le haut, entreprit de creuser le plafond et se dissipa en un clin d’œil.

Nynaeve cligna des yeux pour chasser l’image rémanente, sur ses rétines – une sorte d’éventail violet qui occultait en partie sa vision. L’attaque devait venir de Rand, qui tentait d’atteindre Rahvin. Si Nynaeve restait trop près du Rejeté, le jeune homme risquait de la toucher accidentellement. Et s’il continuait à frapper au hasard comme ça – selon elle, c’était ce qu’il faisait – il pouvait la blesser ou la tuer où qu’elle soit et sans même le savoir.

Le sol cessa enfin de vibrer. Se tournant vers Moghedien, Nynaeve vit qu’elle tremblait de terreur. Si on se fiait aux ondes qui circulaient dans l’a’dam, il était miraculeux que la Rejetée ne soit pas en train de se rouler par terre en hurlant de peur, de la bave au coin des lèvres. Si elle s’était laissée aller, Nynaeve y aurait bien ajouté un petit cri ou deux…

Elle se força à poser le pied sur une marche. Monter n’était pas plus mal qu’autre chose, après tout. Pourtant, la deuxième marche lui coûta autant d’efforts. Elle continua, mais lentement. Inutile de tomber trop rapidement sur l’homme – c’était lui qui devait être surpris, pas l’inverse.

Tremblant de tous ses membres, Moghedien suivait le mouvement avec des airs de chien battu.

En montant, Nynaeve s’unit au saidar aussi étroitement qu’elle le put – dans la limite des moyens de la Rejetée –, au point que l’extase de cette union en devint presque douloureuse. Un avertissement, ça… Si elle allait plus loin, elle risquait de dépasser ses limites, et, à l’extrême, elle se calmerait elle-même, détruisant en elle, et à tout jamais, la capacité de canaliser. Ou celle de Moghedien, vu les circonstances… Ou les deux à la fois. Dans tous les cas, ce serait une catastrophe.

Elle resta pourtant à la lisière de ce point de rupture. Un peu comme si elle avait posé sur sa peau la pointe d’une aiguille, à un souffle de la transpercer, mais pourtant sans faire perler le sang. En d’autres termes, elle canalisait autant de Pouvoir qu’elle aurait pu le faire seule et dans un état normal. Comme elle l’avait découvert à Tanchico, Moghedien et elle étaient à peu près de la même force. Cela suffirait-il ? Selon la Rejetée, les deux hommes étaient plus puissants. En ce qui concernait Rahvin, elle était sûre de son fait, puisqu’elle le connaissait. Quant à Rand… Eh bien, s’il avait été moins fort, il n’aurait sûrement pas survécu jusque-là. Une terrible injustice, quand même, que les hommes, déjà avantagés physiquement, aient aussi le plus de « muscles » dans le domaine du Pouvoir. À la tour, les Aes Sedai affirmaient que les deux sexes étaient de puissance équivalente. Oui, mais…

Nynaeve s’avisa qu’elle jacassait mentalement. Prenant une grande inspiration, elle tira Moghedien hors de la cage d’escalier, puisque celui-ci ne montait pas plus haut.

Remontant le couloir désert jusqu’à une intersection, Nynaeve jeta un coup d’œil dans le corridor latéral. Et voilà ! Il était là ! Un grand homme vêtu de noir, ses cheveux bruns striés de blanc, pour le moment occupé à regarder en bas par une des ouvertures d’une rosace ajourée. De la sueur lustrait son visage, comme s’il était en train de produire un gros effort. Pourtant, il souriait… En passant, il était très beau – autant que Galad, mais le cœur de Nynaeve n’en battait pas la chamade pour autant.