— Les Matriarches sont-elles omniscientes ? (Rand dépassa Nynaeve et alla observer la promenade.) J’ai cru que les Aes Sedai l’étaient. De toute façon, c’est sans importance. J’ignore quelle dose d’humanité peut conserver le Dragon Réincarné…
— Rand, je… (Nynaeve ne parvint pas à trouver ses mots.) Au moins, je peux te guérir…
Le jeune homme ne broncha pas quand elle lui prit la tête entre ses mains. Nynaeve, elle, dut réprimer une grimace. Les blessures récentes de Rand n’étaient pas graves, bien que fort nombreuses. Des morsures, pour la plupart, mais infligées par qui ? En revanche la vieille plaie jamais vraiment guérie, sur son flanc, était un cloaque empli d’obscurité – un puits débordant de ce que devait être la souillure du saidin, selon ce que la jeune femme imaginait.
Tandis qu’elle tissait les flux d’Air, d’Eau, d’Esprit et même de Feu et de Terre qui participaient tous au processus complexe de la guérison, Rand ne gémit pas et ne se débattit pas davantage. Ne cillant même pas, il frémit à peine, et ce fut tout. Puis il saisit les poignets de Nynaeve et écarta ses mains de son visage.
L’ancienne Sage-Dame ne résista pas. Toutes les blessures récentes avaient disparu. Quant à la plaie plus ancienne, rien de nouveau à signaler. Pourtant, à part la mort, tout aurait dû pouvoir être guéri. Oui, absolument tout !
— Est-il mort ? demanda Rand. L’avez-vous vu mourir ?
— Oui, Rand… Je l’ai vu…
— Mais il y en a d’autres, n’est-ce pas ? Des… Élus… je veux dire.
Nynaeve sentit Moghedien se raidir de peur, mais elle ne la regarda pas.
— Rand, tu dois partir. Rahvin est mort, et cet endroit est dangereux, quand on y est vraiment. Pars et ne reviens jamais… en chair et en os.
— Je vais partir…
Rand ne fit rien que Nynaeve aurait pu voir ou sentir – bien évidemment ! – mais un instant, elle crut que le couloir, derrière Rand, avait… eh bien, tourné, ou quelque chose comme ça. Pourtant, il ne semblait pas différent. N’était… La jeune femme sursauta. Il n’y avait plus de trou dans la balustrade, ni de colonne brisée…
Rand continua comme si de rien n’était.
— Dites à Elayne… Demandez-lui de ne pas me haïr. Et de…
Le chagrin adoucit les traits de Rand. Un moment, Nynaeve revit le jeune homme qu’elle avait connu, dévasté comme si on venait de lui arracher quelque chose de très précieux. Mais quand elle tendit un bras pour le réconforter, il recula, le visage redevenu de marbre.
— Lan avait raison… Nynaeve, dites à Elayne de me pardonner. Expliquez-lui que j’ai trouvé autre chose à aimer, et qu’il n’y a plus de place pour elle dans mon cœur. Lan m’a chargé de vous dire la même chose. Son cœur est pris ailleurs, et il vous demande de lui pardonner. Plutôt que d’aimer des hommes comme nous, mieux vaut ne jamais venir au monde…
Rand recula de nouveau de trois longues enjambées. Alors que le couloir paraissait tourner, l’entraînant dans un tourbillon, il disparut en un éclair.
Alors que les dégâts réapparaissaient sur la balustrade et la colonne, Nynaeve continua à regarder l’endroit où s’était tenu Rand. Lan l’avait chargé de lui dire ça ?
— Un homme remarquable…, souffla Moghedien. Et terriblement dangereux.
Nynaeve regarda sa prisonnière. À travers le lien, elle captait quelque chose de nouveau. La peur était toujours là, mais comme occultée par… Une sorte d’attente, aurait-on pu dire…
— J’ai été utile, non ? Rahvin mort, Rand al’Thor indemne… Rien de tout ça n’aurait été possible sans moi.
Non, rectifia Nynaeve, de l’espoir, pas une attente. Tôt ou tard, elle allait devoir se réveiller et l’a’dam disparaîtrait. Moghedien soulignait à quel point elle l’avait aidée – comme si Nynaeve n’avait pas dû l’y forcer – au cas où elle aurait été en train de s’endurcir afin de la tuer avant de partir.
— Il est temps que je m’en aille…, dit l’ancienne Sage-Dame.
L’expression de Moghedien ne changea pas, mais la peur devint plus forte… et l’espoir aussi.
Une grande coupe apparut entre les mains de Nynaeve. En apparence, elle contenait une infusion.
— Tu vas boire ça.
La Rejetée recula.
— Que… ?
— Ce n’est pas du poison… Si c’était mon intention, je n’en aurais pas besoin pour te tuer. Après tout, ce qui t’arrive ici est également réel dans le monde éveillé.
L’espoir prit nettement le dessus.
— Cette potion te fera dormir si profondément que tu ne pourras pas entrer dans le Monde des Rêves. C’est de la fourche-racine.
Moghedien prit la coupe avec une certaine méfiance.
— Afin que je ne puisse pas te suivre ? Très bien, je ne discute pas…
Elle vida la coupe d’un trait.
Avec une telle dose, l’effet serait très rapide. Pourtant, une pointe de cruauté incita Nynaeve à parler. La cruauté n’était pas morale ? Non, et alors ?
— Tu savais que Birgitte n’était pas morte…
Les yeux de Moghedien se plissèrent légèrement.
— Tu savais qui était Faolain…
La Rejetée tenta de soulever les paupières, mais elle était déjà à demi assommée. Nynaeve sentit les effets rapides de la fourche-racine. Elle se concentra alors sur Moghedien, histoire de la garder encore présente dans Tel’aran’rhiod. Gâcher le sommeil d’une Rejetée était une bonne action…
— Tu savais aussi pour Siuan, l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Et je n’ai jamais parlé de tout ça dans le Monde des Rêves. Jamais ! Nous nous reverrons très bientôt. À Salidar !
Les yeux de Moghedien se révulsèrent. L’effet de la fourche-racine, ou une ruse ? Aucune importance ! Dès que Nynaeve eut relâché sa concentration, la Rejetée se volatilisa. En tombant sur le sol, le collier d’argent tinta agréablement. Au moins, Elayne serait satisfaite sur ce point-là.
Nynaeve sortit du Monde des Rêves.
Alors qu’il remontait d’un pas vif les couloirs du palais, Rand crut remarquer des dégâts moins importants que dans ses souvenirs, mais il ne s’appesantit pas sur ces détails.
Déboulant dans la cour d’honneur, il tissa une bourrasque d’Air qui arracha les doubles portes de leurs gonds et franchit le portail pour se retrouver dans une grande cour ovale où il aperçut exactement ce qu’il cherchait. À savoir des Trollocs et des Myrddraals. Rahvin était mort, les autres Rejetés se cachaient, mais il restait des monstres à tuer à Caemlyn.
Par centaines, peut-être même par milliers, les serviteurs du Ténébreux encerclaient quelque chose que Rand ne parvenait pas à distinguer clairement dans cette masse de Trollocs géants en cuirasse sombre et de Blafards à cheval – au centre, il crut cependant reconnaître son étendard rouge.
Intrigués par le bruit du portail arraché de ses gonds, certains monstres se retournèrent.
Rand se pétrifia pourtant. Des lances et des boules de feu s’abattaient sur la horde de Trollocs et des cadavres encore fumants gisaient un peu partout.
C’était impossible !
N’osant ni espérer ni réfléchir, il canalisa le Pouvoir. Des Torrents de Feu jaillirent de ses doigts aussi vite qu’il pouvait les tisser. Beaucoup plus fins que le dernier qu’il avait utilisé contre Rahvin – et même que tous les précédents –, ils étaient également bien moins puissants, mais il ne pouvait pas prendre le risque de toucher les défenseurs coincés au milieu des Trollocs.
L’effet fut tout aussi dévastateur. Le premier Myrddraal touché changea en un clin d’œil de couleurs – ou plutôt, ses couleurs s’inversèrent, ses vêtements devenant blancs et sa peau virant au noir – puis il se désintégra en un nuage de particules qui disparurent avant d’avoir touché le sol. Fou de terreur, son cheval s’enfuit au triple galop.
Trollocs comme Myrddraals, tous les ennemis qui se tournèrent vers Rand connurent le même sort. Ensuite, il commença à éclaircir les rangs de ceux qui continuaient à regarder dans l’autre sens. Un nuage de poussière se forma dans l’air, ses particules s’évanouissant pour être aussitôt remplacées par d’autres.