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— Je vois… Vous avez pris Caemlyn, on dit que Tear est à vous et il en sera bientôt de même pour le Cairhien, si ce n’est pas déjà fait. Entendez-vous conquérir le monde avec vos Aiels et votre armée d’hommes capables de canaliser ?

— S’il le faut, répliqua Rand, aussi glacial que son interlocuteur. J’accueillerai à bras ouverts tout dirigeant et allié potentiel qui me rendra la pareille, mais jusqu’ici, j’ai surtout été exposé à une franche hostilité, ou à des manœuvres tordues visant à garder le pouvoir. Seigneur Bashere, c’est l’anarchie au Tarabon et en Arad Doman, le Cairhien n’en étant pas loin non plus. L’Amadicia lorgne sur l’Altara… Et il y a les Seanchaniens. Au Saldaea, vous avez peut-être entendu des rumeurs sur eux. Sachez que les pires sont les plus authentiques ! De l’autre côté de l’océan, ils attendent leur heure. Bref, les hommes mènent leurs futiles petites batailles à l’ombre de Tarmon Gai’don. Nous avons un besoin vital de paix ! Et de temps pour nous préparer à l’arrivée des Trollocs et au moment où le Ténébreux se libérera. Si je dois imposer la paix au monde, je le ferai. Je n’en ai aucune envie, mais tant pis.

— J’ai lu Le Cycle de Karaethon, dit Bashere.

Calant les gobelets contre son flanc, il brisa le bouchon de cire de son cruchon et les remplit de vin.

— Plus important encore, la reine Tenobia a elle aussi lu les prophéties. Je ne peux pas parler pour le Kandor, l’Arafel ou le Shienar. Je crois qu’ils s’uniront pour vous, car dans les Terres Frontalières, pas un enfant n’ignore que le Ténébreux attend dans la Flétrissure l’heure de nous attaquer, mais je ne peux pas l’affirmer.

Enaila jeta un regard soupçonneux sur le gobelet que lui tendit Bashere, mais elle le prit et gravit les marches pour le donner à Rand.

— Je ne peux même pas parler au nom du Saldaea, puisque c’est Tenobia qui règne. Mais moi, son Maréchal, j’entends lui envoyer un message, et je garantis que sa réponse sera sans ambiguïté : le Saldaea se joindra au Dragon Réincarné. En attendant, je vous offre mes services et ceux de neuf mille cavaliers du Saldaea.

Rand fit tourner dans le gobelet le vin d’un rouge soutenu. Sammael en Illian, et les autres Rejetés la Lumière seule savait où ! Les Seanchaniens prêts à attaquer, de l’autre côté de l’océan d’Aryth, et de ce côté-ci, des hommes résolus à défendre leurs médiocres intérêts au mépris de l’avenir du monde.

— La paix n’est pas pour demain, seigneur Bashere. L’avenir immédiat, c’est le sang et la mort.

— Il en est toujours ainsi, répondit le Maréchal, sans que Rand sache à laquelle de ses deux propositions il faisait référence.

Au deux, peut-être…

Sa harpe sous le bras, Asmodean s’éloigna de Mat et d’Aviendha. Il aimait jouer, mais pas pour des gens qui ne l’écoutaient pas – des rustres, tout simplement.

Ne sachant trop que penser des événements de la matinée, il n’était pas sûr du tout d’avoir envie d’en apprendre plus. En le voyant, beaucoup d’Aiels s’étaient montrés très surpris, parce qu’ils avaient eu son cadavre sous les yeux, à les en croire. Le faux trouvère ne voulait entendre aucun détail. Sur le mur, devant lui, s’étendait une longue entaille. Il savait quel genre d’arme faisait ce genre de trou bien lisse – plus lisse, en fait, qu’on aurait pu en rêver en polissant la pierre pendant des siècles.

Assez vaguement – mais en frissonnant quand même – il se demanda si avoir ressuscité de cette façon faisait de lui un homme nouveau. Pour être franc, il ne le pensait pas. Son immortalité l’avait quitté. Un cadeau du Grand Seigneur – qu’il utilise ce nom mentalement, malgré les contraintes imposées par Rand, prouvait bien qu’il était toujours le même.

Oui, son immortalité l’avait quitté. Bien sûr, ce devait être un tour de son imagination, mais il avait parfois l’impression que le temps le tirait vers sa tombe – cette tombe où il n’avait jamais envisagé de descendre un jour – et que puiser le peu de saidin qu’il pouvait attirer en lui revenait à boire la tourbe d’un égout.

La mort de Lanfear ne lui brisait pas le cœur, loin de là. Celle de Rahvin non plus, mais la Fille de la Nuit… Eh bien, il se réjouissait qu’elle soit crevée, après ce qu’elle lui avait fait. Et quand les autres périraient, il rirait aux éclats, surtout quand on en arriverait au dernier. Non, il ne s’était pas réincarné pour devenir un nouvel homme, mais il s’accrocherait jusqu’au bout à son buisson, au bord de la falaise d’où il refusait de tomber. Bien sûr, les racines céderaient, et la longue chute serait inévitable, mais en attendant, il était encore vivant.

Asmodean ouvrit une petite porte qui, selon lui, devrait le conduire jusqu’à l’office, où il trouverait un vin acceptable. Après l’avoir franchie, il fit un pas et s’arrêta, blanc comme un linge.

— Toi ? Non !

Quand la mort l’emporta, le dernier mot d’Asmodean résonnait encore dans l’air.

Morgase s’épongea le visage puis glissa le mouchoir dans sa manche et remit en place sur sa tête son chapeau de paille en piteux état. Au moins, elle avait réussi à acheter une tenue de voyage convenable, bien que la laine, même fine, ne soit pas idéale par une chaleur pareille. En réalité, c’était Tallanvor qui avait acheté la robe… Laissant sa monture avancer toute seule, Morgase regarda le grand et bel homme qui chevauchait devant elle entre les arbres. Avec son embonpoint, Basel Gill mettait en valeur la musculature et la grâce du jeune lieutenant.

Tallanvor lui avait tendu la robe de laine en annonçant qu’elle conviendrait mieux que celle qui « la grattait de partout ». Le regard assuré, il n’avait pas ajouté la moindre formule de respect. Bien sûr, elle avait décidé elle-même que personne ne devait savoir qui elle était. Surtout après avoir découvert que Gareth Bryne avait quitté Kore-les-Sources. Alors qu’elle aurait eu besoin de lui, pourquoi était-il parti à la poursuite d’incendiaires d’étable ? Tant pis, elle se passerait de ses services. Mais quand Tallanvor l’appelait simplement « Morgase », il y avait dans son regard quelque chose de troublant.

La reine soupira et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Lamgwin, toujours aussi balourd, chevauchait en surveillant les environs. À ses côtés, Breane le gardait à l’œil tout autant que la forêt. Depuis le départ de Caemlyn, l’armée de Morgase n’avait pas grandi d’un iota. À force d’avoir entendu parler de nobles bannis injustement de la capitale et de lois iniques, les gens ricanaient quand on faisait la moindre référence au « devoir sacré d’aider la reine légitime ». Et même s’ils avaient su à qui ils avaient affaire, Morgase n’aurait pas parié que ça eût fait une différence.

Ainsi, elle traversait l’Altara, restant autant que possible dans la forêt à cause des bandes armées qui rôdaient dans tout le pays. Quelle belle équipe ! Un bagarreur des rues balafré, une noble du Cairhien au cœur d’artichaut, un gros aubergiste qui se serait volontiers agenouillé lorsqu’elle posait les yeux sur lui et un jeune soldat qui la regardait parfois comme si elle portait encore une des robes qu’elle arborait pour Gaebril. Sans oublier Lini, bien entendu. Mais ça, c’était hors de question, même si elle l’avait voulu…